Dayaks vs Madurais, un autre symptome

Philippe Raggi

28 février 2001

Depuis plus de dix jours maintenant, dans la partie centrale de Kalimantan (île de Bornéo) des affrontements meurtriers  entre communautés, les Dayaks et les Madurais,doivent être faites place l’Indonésie une fois de plus à la Une des médias. Ces heurts sanglants atteignent entre 400 morts (chiffres officiels établis après décompte des corps retrouvés) et 1.000 morts (estimations officieuses, compte tenu du fait que de nombreuses victimes ont été, soit brûlées et enterrées, soit décédées dans la forêt, et que ces corps n’ont pas encore été retrouvées).
 

Les protagonistes (Dayaks et les Madurais)
Les affrontements qui font l'actualité
- L’origine des troubles
- L'attitude de l'armée
- Manipulation ?
- Les Bataks, les autres et l'avenir du pays ?
Les protagonistes
" Madurais " est un terme générique.
Il recouvre des personnes qui ne sont pas  exclusivement issues de l’île de Madura (à la pointe orientale de Java, en face de la ville de Surabaya) mais bien plutôt des personnes de l’extrême Est de Java.
Rappelons que sur l'île de Java, il y a essentiellement trois ethnies :
    - les Sundanais à l’Ouest,
    - des Javanais à proprement parler au centre (Yogyakarta),
    - et des " Madurais " à l’Est.
C'est dans cette dernière région, fort peuplée, sur une île déjà à forte densité (près de 70% des 204 millions d’Indonésiens résident sur Java), que l'on a favorisé le départ volontaire et la migration " organisée " (politique de transmigration aujourd’hui arrêtée) de nombreux " Madurais " vers les différentes provinces de Kalimantan.

" Dayaks " est, lui aussi  un terme générique ; il regroupe les différentes ethnies autochtones peuplant la grande île de Kalimantan (Bornéo)  qui recèle par ailleurs des ethnies non autochtones, comme les Bugis. Ceux-ci, sont parfaitement intégrés et n’ont jamais été l’objet de la vindicte des Dayaks. Les Bugis, originaires du Sud de Sulawezi (île à l’Est de Bornéo) se sont installés il y a plusieurs siècles sur Kalimantan. Si l’on entend parlé de têtes coupées, il faut relever que ces " pratiques " sont ancestrales chez les Dayaks. Par le passé, il était commun de voir à l’entrée des villages, des têtes accrochées à des arbres, signe non seulement d’avertissement mais également de vaillance. Il y a un siècle, certains Dayaks étaient encore anthropophages. Il a été constaté au cours des derniers événements que les assaillants Dayaks portaient un bandeau rouge (merah) sur leur front ; signe manifeste qui s’oppose au blanc (putih), couleur habituellement portée par les musulmans radicaux, tant aux Moluques que lors des heurts de l’année dernière à Célèbes.

Les affrontements qui font l'actualité

L’origine des troubles

En ce qui concerne les affrontements actuels, l’origine en est maintenant connue. Deux fonctionnaires Dayaks, évincés par la politique de restructuration des provinces entamée au premier janvier 2001, et remplacés par des " Madurais ", ont monté une cabale contre les " allogènes ". Ces deux ex-fonctionnaires auraient soudoyé quelques individus, et les affrontements auraient commencé. L’enquête est en cours, et les deux individus en question déjà arrêtés. La suite et le développement des événements (pillages et destructions) relèvent autant de motifs économiques qu’ethniques; il y a été noté que de nombreux magasins avaient été saccagés sans que l’origine ethnique des propriétaires ne soient connus par les assaillants.

On ne peut pas dire que les " Madurais " volent la terre au Dayaks ; en effet, les premiers se sont installés dans des zones non occupées par les natifs, et le type de culture pratiqué par les uns diffère totalement de celui des autres (sur brûlis d’une part, et extensive et sédentaire d’autre part). Les " Madurais " sont en effet plus sédentarisés que les Dayaks et tiennent de nombreux commerces dans les villes et villages.

Ce n’est pas la première fois que des attaques semblables ont lieu entre Dayaks et Madurais. Tant en 1997 qu’en 1998, quelques milliers de victimes ont été dénombrées. Le facteur religieux n’entre absolument pas en ligne de compte dans ces luttes ; les Dayaks étant pour partie chrétiens et pour partie musulmans, les Madurais étant, eux, essentiellement musulmans.

L'attitude de l'armée

Devant les affrontements, on a noté la passivité des militaires. Depuis la séparation de la police de la TNI (l’Armée) en 1999, les militaires - ayant mal pris la chose - se sont retranchés derrière le fait que des affrontements entre locaux ne relevaient plus de leurs attributions. L’Armée ne pouvant intervenir qu’en " soutien " et uniquement sur ordre. Certains militaires jouent là une carte politique contre les réformes entreprises par le gouvernement élu de novembre 1999 et qui remettent en cause leur pouvoir parallèle établi au cours des décennies passées. Par ailleurs, il faut noter que le nombre de policiers par habitants en Indonésie est extrêmement faible (plus de quatre fois inférieur à celui de la plupart des pays développés). Soulignons également que certains antagonismes ont été relevé ici et là dans l’archipel indonésien entre la police et la TNI, antagonismes qui ont pu aller jusqu’à l’affrontement direct entre les deux entités, comme il y quelques jours à Kalimantan, au début de cette année à Sumatra, dans la province d'Acehoùles tensions séparatistes sont forteset, durant l’année 2000 et début 2001, aux Moluques.

Manipulation ?

Peut-on parler de manipulation ? C’est une hypothèse qui n’est pas à exclure. De nouveaux troubles comme ceux qui se déroulent dans la partie centrale de Kalimantan (à Sampit, District de Palangkaraya) sont une épine de plus dans la politique entreprise par le Président Wahid. Celui-ci est un homme déjà affaibli par les actions menées par le Parlement (MPR) pour le destituer, une procédure non achevée alors que l’intéressé se trouve à l’étranger jusqu’au 7 Mars prochain. De nombreuses personnalités et hommes du Gouvernement ont demandé à ce que le Président " Gus Dur " Wahid rentre au pays immédiatement ; parallèlement, des manifestations d’étudiants ont eu lieu à Jakarta au début de la semaine du 26 février pour exiger également le retour de Gus Dur.

Les Bataks et les autres vont-ils suivre ?

Mais ce que l’on peut craindre, dans les semaines ou mois à venir, ce sont d’autres affrontements ailleurs en Indonésie ; sur l’île de Sumatra, déjà fortement éprouvée au Nord avec la lutte du mouvement indépendantiste GAM contre le gouvernement central, il ne serait pas impossible de voir des heurts sanglants dans le centre de la grande île, entre les Bataks animistes en grande majorité et les autres ethnies sumatranaises,  plutôt musulmanes, comme les Minangkabau.
Les Batak sont en situation de déchéance culturelle, du fait de la perte de leurs spécificités, d'un grand nombre de mariages mixtes et de l'absence d'autonomie économique. Précisons qu’il n’y a pas une seule ethnie à Sumatra mais une dizaine environ, et que l’élément religieux ne sera pas le facteur déterminant si affrontements il y a. Ces heurts pourraient néanmoins avoir lieu car de vieux antagonismes sont toujours latents et observables, que le ressentiment est grandissant entre communautés. Il ne serait donc pas impossible de voir ces dissensions exacerbées par les " forces obscures " comme les nomment le Président Wahid. Pour ce dernier, ainsi que pour son pays, 2001 sera l’année de tous les dangers.