Auteur de « Indonésie, la nouvelle donne », édition de L’Harmattan, décembre 2000 ; 247pages, avec cartes, deux index et de nombreuses annexes.
Alors
que l’Islam radical semble se développer et trouver un écho
favorable parmi les populations musulmanes d’un grand nombre de pays, qu’en
est-il de la situation des chrétiens en Indonésie ? L’Indonésie,
qui compte 205 millions d’habitants, est composé à 87% de
musulmans, et compte 9% de chrétiens (catholiques et protestants),
le reste comprenant des bouddhistes, des animistes. Mais seuls 44% des
musulmans se disent « santri », c’est à dire «
pieux » ; le reste, ceux que l’on regroupe sous le nom de «
abangan », sont des musulmans nominaux, pratiquant un syncrétisme
typiquement indonésien, essentiellement sur Java, île qui
regroupe à elle seule 70% de la population de l’archipel. Géographiquement,
on constate un regroupement des religions minoritaires sur certaines parties
du territoire indonésien ; ainsi, il y a une forte concentration
de chrétiens en Papouasie, au Moluques, au Nord de Célèbes,
dans les petites îles de la Sonde et Timor, ainsi que dans la partie
indonésienne de Bornéo, Kalimantan. La Présidente
actuelle, Megawati Sukarno-putri, jouissant d’un fort soutien populaire,
doit néanmoins faire face à différents conflits qui
secouent son pays. Nationaliste, défendant l’idée d’un Etat
indonésien unitaire et non religieux, elle bénéficie
du soutien de la très puissante armée.
Un
préalable est absolument nécessaire si l’on ne veut pas tomber
dans le piège de l’idéologie, et voir uniquement ce qui correspond
à des préjugés, à des grilles de lecture toutes
faites. Dans les différents « points chauds » de l’archipel
indonésien, les conflits auront des origines ethniques, politiques,
sociale-économiques, et/oureligieuse
; aucun de ces conflits n’est « monocausal ».
Ecartons
premièrement le conflit du Timor car il est de nature politique
; parmi la population à 99% catholique, il y a d’un côté
les partisans du rattachement à Jakarta face aux indépendantistes.
A aucun moment le facteur religieux n’est entré en compte dans ce
conflit. Rappelons juste que les chefs de l’indépendance sont des
marxistes-léninistes purs et durs, « relookés »
démocrates et défenseurs des droits de l’Homme (José-Alexander
Gusmao, José Ramos Horta); ceci expliquant en partie les raisons
du soutien des « grandes consciences de ce monde » à
la cause indépendantiste, l’autre raison – sûrement la plus
sérieuse – étant le pétrole de la Mer de Timor.
Ecartons
également le conflit situé en Papouasie occidentale (Irian
Jaya). Ce qui fait l’essence du conflit avec Jakarta est, là aussi,
politique, puisque le mouvement qui s’affronte aux forces de l’ordre et
à la politique de Java est un mouvement indépendantiste (l’OPM,
Organisasi Papua Merdeka). A aucun moment l’élément religieux
n’entre en considération dans ce conflit séparatiste. N’oublions
pas que l’Irian Jaya recèle la pus grande mine d’or et de cuivre
du monde (à Gratsberg), et que ces richesses attisent toutes les
convoitises (régionales ou d’outre-pacifique).
Mais,
alors que l’œil médiatique se tournait vers Timor, rien ne venait
révéler au grand public les massacres de chrétiens
par des islamistes salafistes aux Moluques entre 2000 et 2001. Si les événements
qui sont survenus après les élections de 1999 à Timor
faisaient moins de 1 000 morts, aux Moluques les victimes se comptent entre
6 et plus de 8 000, en grande majorité chrétiennes. C’est
au début de 1999 à la suite d’une altercation entre un moluquois
et un habitant originaire de Célèbes que le conflit débuta.
A partir de Mars 2000, alors que les affrontements avaient jusqu’à
lors plutôt un caractère ethnique, un intervenant extérieur
changeait la donne et apportait un tout autre axe et finalité au
conflit. Le Laskar Jihad entrait en scène, envoyant depuis Java
des milliers de combattants pour « défendre les musulmans
agressés par les chrétiens », et en fait pour nettoyer
les Moluques de toute présence chrétienne. Pendant sa campagne
de « guerre sainte »l’alternative
laissée aux chrétiens capturés était la conversion
ou la mort. Ce groupement utilisa même la fibre patriotique pour
mobiliser contre les chrétiens, avançant que ces derniers
avaient des visées séparatistes, reprenant là une
vielle rengaine depuis qu’un groupuscule des années cinquante avait,
il est vrai, milité et agit pour la sécession des Moluques
du Sud (Republika Maluku Selatan).
Mais
le Laskar Jihad n’est pas le seul acteur étranger aux anciennes
îles aux épices. En effet, d’anciens militaires (comme Rustam
Kastor) ont soutenu le Laskar Jihad, tout comme Fuad Bawazier (un économiste,
ancien ministre des finances de Suharto et très proche de ce dernier)
et Abu Rido, idéologue influent ; de l’argent saoudien fut également
versé à des fondations néo-Wahhabites très
proche du Laskar Jihad, comme la Al-Irsyad. Par ailleurs, une frange de
l’Armée s’est elle aussi impliquée dans le conflit ; mais
si certains militaires d’active ont pris part aux côtés des
musulmans, ce n’est pas pour des motifs religieux mais bien plutôt
politiques et économiques. Rejetés par la population, discrédité
auprès de l’opinion publique internationale avec l’affaire du Timor,
cette frange de l’Armée a trouvée là le moyen de redorer
son blason en se présentant comme facteur d’ordre et seul garant
de la sécurité nationale. Pendant le mandat de « Gus
Dur » Wahid, premier Président réellement élu
démocratiquement après plus de trente ans de pouvoir autocratique
de Suharto, le conflit des Moluques n’a pas faibli ; plus de cinq cent
mille moluquois ont fuit leur archipel pour se réfugier essentiellement
au Nord de Célèbes. Rien ne fut réellement entrepris
par le Président et son gouvernement pour faire cesser les massacres
; produit d’une coalition très fragile et issu d’un parti minoritaire,
Gus Dur Wahid ne put mettre un terme aux affrontements. Avec le décret
d’Etat d’urgence civil (le 27 juin 2000), un grand nombre de membres des
force de l’ordre fut envoyé mais sans succès, certains d’entre
eux prenant même fait et cause pour l’un ou l’autre camp.
Le
Laskar Jihad est dirigé par Jaffar Umar Thalib, un ancien d’Afghanistan.
Son discours est le pur produit de l’islamisme radical : là où
a retenti la voix du Muezzin est terre d’islam, là doit donc s’appliquer
la Charia (loi musulmane) ; et là où la voix du Muezzin n’a
pas été entendue, tout les moyens doivent être utilisés,
dont la « Guerre sainte » pour que cette terre devienne islamique.
Pour Jaffar Umar Thalib, l’Indonésie est un pays à majorité
musulmane et donc la charia doit s’appliquer. Cependant, depuis sa création
en 1945, l’Indonésie s’est constituée sous le principe de
neutralité en matière religieuse. Contrairement à
la Malaisie voisine, l’Indonésie n’a pas l’Islam comme religion
d’Etat. C’est donc à une révision de la Constitution indonésienne
qu’œuvrent un certain nombre de groupuscules salafistes ou néo-Wahhabites,
comme le Laskar Jihad bien sûr mais aussi le Front Hizbullah, le
Front des défenseurs de l’Islam, le groupe Hizbultahir, le KISDI,
etc. Après les attentats du 11 septembre et surtout après
le début du bombardement américain sur l’Afghansitan, ces
groupuscules se sont fait connaître médiatiquement, en organisant
des manifestations devant l’Ambassade des Etats-Unis à Jakarta et
en défilant dans les rues des grandes villes de Java (Surakarta,
Surabaya, Djogjakarta). Bien que « surfant » sur un sentiment
anti-américain, anti-impérialiste, partagé par un
grand nombre d’indonésiens, ces groupuscules n’ont aucune base solide,
et n’apparaissent pas comme les futurs vecteurs de l’islam indonésien.
En effet, les deux courants représentatifs et majoritaires dans
l’archipel sont constitués par la Muhammadiyah et le Nadlatul Ulama
; le premier regroupe trentemillions
d’adhérents et le second plus de trente-cinq. Ces deux mouvements
désapprouvent et condamnent sans équivoque l’islam salafiste.
Le seul souci reste dans la marge de manœuvre laissée entre les
mains de certains hommes politiques, lesquels n’hésiteraient pas
à utiliser la carte de l’islam fondamentaliste pour évincer
un adversaire, affaiblir un rival, et parvenir au pouvoir, sans que l’islam
représentent pour eux rien d’autre qu’un outil, et rien qu’une carte
temporaire. Cependant ces cartes ont tué et peuvent encore tuer
; les exécutants étant des fanatiques, des désœuvrés,
des chômeurs, et les commanditaires des requins politiques bien loin
des préoccupations religieuses, pensant juste à s’enrichir,
à obtenir ou conserver le pouvoir.
Aujourd’hui
la situation est redevenue plus calme aux Moluques ; certes à Amboine,
où Saint François-Xavier séjourna, la ville est séparée
en quartiers musulmans et chrétiens, et des tirs ou des explosions
se font parfois entendre. Néanmoins, dans d’autres endroits de l’archipel
aux épices, les traditions locales ancestrales (Pela et Adat) reprennent
peu à peu le pas sur la religion.
Un
autre conflit a pris lui aussi une connotation religieuse : celui de Célèbes.
Dans le centre de la grande île, à Poso, au début des
affrontements en avril 2000, les chrétiens majoritaires prirent
leur revanche sur les musulmans, en réponse à ce qui se passait
aux Moluques. Mais bientôt le Laskar Jihad intervenait et faisait
basculer le rapport de force. Plus de deux mille victimes furent dénombrées,
et des dizaines de milliers de personnes furent déplacées.
Rien ne fut entrepris avant 2001 pour mettre un terme aux massacres. Les
affrontements se déplacèrent même vers d’autres districts,
comme Tentena, et Palu. Des chefs de guerre chrétiens furent arrêtés,
mais rien ne fut intenté contre Jaffar Umar Thalib, hormis une arrestation
de quelques jours pour un motif annexe. Fin 2001, un ultime mouvement de
réconciliation fut lancé sous la direction du Ministre des
affaires sociales Yusuf Kalla ; il en résulta la déclaration
de Malino, un accord signé par les différentes parties pour
mettre définitivement fin aux combats. Depuis, la situation est
redevenue calme, mais les plaies sont encore fraîches.
La
situation politique et économique indonésienne explique à
elle seule ce qui a pu alimenter les conflits des Moluques et du centre
de Célèbes. Etat fragile, faisant face à différents
conflits armés, il est facile pour des groupuscules de s’emparer
du ressentiment de populations abandonnées et fomenter la discorde.
Ces mêmes mouvements, bénéficiant de quelques relais
dans le monde politique et militaire, arrivent alors à leurs fins
: le déclenchement de la guerre sainte. Ainsi, face aux forces centrifuges
et à la désagrégation de l’Etat, des minorités
agissantes réussissent à faire avancer les idées salafistes
dans l’archipel. Néanmoins, il faut raison garder et bien admettre
que les indonésiens sont majoritairement pacifiques et tolérants
; au cours de ces conflits religieux, des mouvements spontanés de
solidarité ont été constaté dans tout le pays.
A Jakarta, c’est un service d’ordre composé de musulmans qui montait
la garde devant les églises ; ailleurs, à Célèbes,
ce sont des familles musulmanes qui recueillaient des réfugiés
chrétiens. A Sumatra, ce sont des chrétiens qui aident leurs
compatriotes fuyant le conflit d’Aceh. La réalité n’est jamais
aussi simple que l’on voudrait le croire, et seul la raison comme la connaissance
réelle des faits doivent prévaloir avant de formuler un jugement.
Philippe
RAGGI est l’auteur de « Indonésie, la nouvelle donne »,
Edition
de L’Harmattan, décembre 2000 ; 247pages, avec cartes, deux index
et de nombreuses annexes.