Après
un long temps de tumulte, le calme semble aujourd’hui revenu aux Moluques.
En effet, après trois ans d’affrontements meurtriers, les accords
de Malino[1]
entamé en janvier de cette année, et sous les auspices du
Gouvernement de Jakarta[2],
vont sans doute enfin mettre un terme à un massacre qui a fait entre
six et huit mille victimes, un demi million de personnes déplacées,
quinze mille maisons et commerces détruits, plus d’une cinquantaine
d’églises, autant de mosquées, un centre hospitalier et des
dizaines d'écoles. Ce conflit a vu émerger dans le temps
deux camps belligérants : d’une part des musulmans (dénommés
les « blancs », en référence à la pureté
de l’Islam - santri) et d’autre part des chrétiens (appelés
« les rouges » par opposition - abang) ; il serait cependant
abusif de faire de ces affrontements un des lieux de rencontre et de choc
civilisationnels comme le prétendrait un Huntington. Les motifs,
quand bien même s’ils se sont cristallisés sur le fait religieux,
n’ont pas été au bout du compte les seuls à entrer
en jeu.
C'est
le 19 janvier 1999 que le conflit commença, dans la capitale des
Moluques, Amboine, par une altercation entre un chauffeur de bus local
et un passager, l'un chrétien et l'autre musulman ; mais ce qu’il
faut également souligner c’est que l'un était originaire
de l'île d'Ambon et l'autre de Célèbes (Sulawesi).
Ce conflit, peu médiatisé et qui n’a pas semblé susciter
le moindre intérêt de la part des instances internationales
ou encore des "grandes consciences morales", est devenu presque deux à
trois fois plus meurtrier que ceux du Kosovo et du Timor Oriental réunis.
Une "affaire intérieure" qui n’a pas nécessité la
mise en œuvre d'un quelconque "droit d'ingérence humanitaire" ou
autre, alors que cela se met en place facilement pour certains pays quand
ces derniers s'inscrivent dans la logique du nouvel ordre mondial et qu'au
bout du compte, les retombées financières et géopolitiques
sont assurées. Il semble désormais possible d’aborder ce
conflit et d’y voir plus clair, de ne pas tomber dans le piège des
idéologies proposant une lecture manichéenne de l’événement.
Situées
à l’Est de Java, l’archipel des Moluques se situe entre Célèbes
et la partie occidentale de la Papouasie. Peuplé de près
de deux millions cinq cent mille habitants, cette partie de l’Indonésie
compte un grand nombre de chrétiens (essentiellement Protestants)
comparativement aux autres provinces indonésiennes ; dans l'ensemble
de l’archipel des Moluques on compte 36,9 % de protestants et 5,8% de catholiques
contre 56,8% de musulmans. Cependant, au Nord de cet archipel, les taux
sont différents (71,4% de musulmans, 27,2% de protestants et 1,3%
de catholiques)[3].
Pour autant il serait plus qu’abusif de réduire le conflit des Moluques
à un affrontement où l’élément religieux tiendrait
la première place.
Ce
conflit est une des composantes des forces centrifuges secouant l’archipel
indonésien (Acheh et Riau sur Sumatra, Papouasie indonésienne,
Timor oriental, Kalimantan et Célèbes), et il se situe dans
une dialectique centre-périphérie quasi archétypique.
Dans les rapports entre les Moluques et Java, nous trouverons effectivement
un des éléments de ce conflit. Comme les autres îles
d’Indonésie, les Moluques recèlent un grand nombre de richesses
(ressources minières, agricoles, etc.) lesquelles ne sont pas redistribuées
équitablement entre les provinces et l’Etat ; jusqu’à la
mise en place au premier janvier 2001 de la loi sur l’autonomie régionale,
Jakarta reprenait la quasi totalité de ces richesses, favorisant
l’émergence d’un réel sentiment d’injustice chez les habitants
de la périphérie.
Un
des facteurs belligènes qui est aussi à prendre en compte,
est la politique de transmigration engagée par Jakarta depuis des
dizaines d’années. Avec cette transmigrasi, l’archipel aux
épices a vu s’inverser le taux de chrétiens par rapport aux
musulmans, et celui des « moluquois de souche » par rapport
aux « transmigrants ». Aux Moluques, les immigrants viennent
principalement de l'île de Buton (Sud-Est de Célèbes),
mais il faut compter aussi les Bugis et les Makassars (Sud de Célèbes),
ainsi que les personnes issues de Java et de Sumatra ; soulignons que tous
ces migrants sont musulmans.
Reprenant
à leur compte les pratiques bataves consistant à favoriser
l’émigration de populations makassaraise et maduraise (fidèles
aux Hollandais) vers les autres régions de l’Indonésie moins
peuplées, les différents gouvernements ont utilisé
cette technique pour maintenir dans le giron de Java ces îles de
la périphérie. Il est utile ici de rappeler que 70% de la
population indonésienne - qui comptait près de 205 millions
d’âmes au recensement de 2000 - est concentrée sur Java ;
par l’envoi de nombreux immigrants pro-javanais (essentiellement Bugis
et Madurais) dans les îles moins habitées (Sumatra, Kalimantan,
Moluques, petites îles de la Sonde), le gouvernement central assoit
son autorité plus aisément. Une colonisation de peuplement
disent les non javanais, un remède au surpeuplement répond
le gouvernement de Jakarta.
Précisons
néanmoins qu’une autre partie de cette population migrante est venue
s'installer spontanément ; c’est parmi cette dernière catégorie
de la population qu’on pu être recruté un certains nombre
de combattants. Ces immigrés économiques sont qualifiés
de « kada balampu » (littéralement des «
sans lampes », des pauvres d’esprit), des personnes sans instruction
donc, prêtes à louer leurs services aux plus offrants afin
de subvenir à leur existence quotidienne. C’est dans cette frange
de la population que nous trouverons les plus malléables et les
plus manipulables personnes ; à cela il ne faut pas oublier les
groupes de malfrats venant de Java, prêts à faire le coup
de main pour de l’argent.
A
ce conflit des Moluques entre groupes ethniques et religieux différents,
s'ajoutent des motifs d'ordre politique. Dans les années 1950, dans
la période cruciale de l’affermissement de l’Etat indonésien,
une République des Moluques du Sud (Republik Maluku Selatan)
avait tenté de voir le jour ; et si aujourd'hui, les partisans de
l'indépendance n'ont pas abandonné leur objectif, il est
cependant difficile de déceler l'ampleur de leur implication dans
le conflit actuel. La faction musulmane n’ayant pas manqué de souligner
et de jouer cette « carte séparatiste » pour mobiliser,
allant même jusqu’à dire que le sigle RMS voulait plutôt
dire Republik Maluku Serani, c’est-à-dire, République
des Moluques Chrétiennes.
Au
Nord des Moluques également, deux îles sur le flan ouest de
Halmahera, Ternate et Tidore (où subsistent deux très anciens
sultanats) ont toujours été rétives à la mainmise
de Jakarta ; et cela ne les empêchant pas même de se détester
entre elles, au point où l'on a vu resurgir du passé des
antagonismes vieux de près de cinq siècles. Ce qu’il faut
retenir, c’est que le fait d’avoir la même religion n’influe donc
pas spécialement sur la bonne qualité des rapports avec Java.
Par
les influences diverses émanant de certains mouvements jakartais
islamistes voulant dynamiser leur action, notamment le FKASW(le
Forum de Communication Ahlus Sunnah Wal Jama'ah)
dirigé par Ayip Syafruddin Soeratmanet
Jaffar Umar Thalib, le conflit est devenu peu à peu inter religieux
cette fois dans l'ensemble de l'archipel aux épices. Les troubles
du Centre (Amboine) recoupèrent alors dans leur polarisation ceux
du Nord d'Halmahera. Des appels à la Jihad[4]
furent lancés officiellement en février 2000 lors d’une grande
manifestation à Jakarta ; notons qu’Amien Rais,
actuel Président de l’Assemblée consultative du peuple[5]
était présent à cette manifestation, ainsi que Hamzah
Hazchef
du PPP(parti
musulman du développement et de l'unité) et actuel Premier
Ministre de Megawati, cautionnant "objectivement" les appels au massacre
de chrétiens lancés par les organisateurs du rassemblement
quand bien même ils ne firent aucune déclaration.
Dans
le premier trimestre de l’année 2000, le Laskar Jihad entrait donc
en scène, envoyant depuis Java des milliers de combattants pour
« défendre les musulmans agressés par les chrétiens
», et en fait pour nettoyer les Moluques de toute présence
chrétienne. Pendant sa campagne de « guerre sainte »l’alternative
laissée aux chrétiens capturés était la conversion
ou la mort. Ce groupement utilisa même la fibre patriotique pour
mobiliser contre les chrétiens, avançant que ces derniers
avaient des visées séparatistes, reprenant là une
vielle rengaine depuis qu’un groupuscule des années cinquante avait,
il est vrai, milité et agit pour la sécession des Moluques
du Sud (Republika Maluku Selatan).
Mais
le Laskar Jihad n’est pas le seul acteur étranger aux anciennes
îles aux épices. En effet, d’anciens militaires (comme Rustam
Kastor) ont soutenu le Laskar Jihad, tout comme Fuad Bawazier (un économiste,
ancien ministre des finances de Suharto et très proche de ce dernier)
et Abu Rido, idéologue influent ; de l’argent saoudien fut également
versé à des fondations néo-Wahhabites très
proche du Laskar Jihad, comme la Al-Irsyad. Ces fonds ont non seulement
permis l’envoi de combattants sur les Moluques mais aussi de matériels
de guerre, comme l’entraînement des Laskar (combattants) non loin
de Bogor, au grand jour et sans interventions de la Police. Par ailleurs,
une frange de l’Armée (Tentara Nasional Indonesia) s’est
elle aussi impliquée dans le conflit ; mais si certains militaires
d’active ont pris part aux côtés des musulmans, ce n’est pas
pour des motifs exclusivement religieux mais bien plutôt pour des
raisons politiques et économiques. Rejetés par la population,
discrédité auprès de l’opinion publique internationale
avec l’affaire du Timor, cette frange de l’Armée a trouvée
là le moyen de redorer son blason en se présentant comme
facteur d’ordre et seul garant de la sécurité nationale.
Pendant le mandat de « Gus Dur » Wahid, premier Président
réellement élu démocratiquement après plus
de trente ans de pouvoir autocratique de Suharto, le conflit des Moluques
n’a pas faibli ; plus de cinq cent mille moluquois ont fuit leur archipel
pour se réfugier essentiellement au Nord de Célèbes.
Rien ne fut réellement entrepris par le Président et son
gouvernement pour faire cesser les massacres ; produit d’une coalition
très fragile et issu d’un parti minoritaire, Gus Dur Wahid ne put
mettre un terme aux affrontements. Avec le décret d’Etat d’urgence
civil (le 27 juin 2000), un grand nombre de membres des force de l’ordre
fut envoyé mais sans succès, certains d’entre eux prenant
même fait et cause pour l’un ou l’autre camp.
Le
Laskar Jihad est dirigé par Jaffar Umar Thalib, un ancien d’Afghanistan.
Son discours est le pur produit de l’islamisme radical : là où
a retenti la voix du Muezzin est terre d’islam, là doit donc s’appliquer
la Charia (loi musulmane) ; et là où la voix du Muezzin n’a
pas été entendue, tout les moyens doivent être utilisés,
dont la « Guerre sainte » pour que cette terre devienne islamique.
Pour Jaffar Umar Thalib, l’Indonésie est un pays à majorité
musulmane et donc la charia doit s’appliquer. Cependant, depuis sa création
en 1945, l’Indonésie s’est constituée sous le principe de
neutralité en matière religieuse. Contrairement à
la Malaisie voisine, l’Indonésie n’a pas l’Islam comme religion
d’Etat. C’est donc à une révision de la Constitution indonésienne
qu’œuvrent un certain nombre de groupuscules salafistes ou néo-Wahhabites
comme le Laskar Jihad bien sûr, mais aussi le Front Hizbullah, le
Front des défenseurs de l’Islam, le groupe Hizbultahir, le KISDI,
etc. Après les attentats du 11 septembre et surtout après
le début du bombardement américain sur l’Afghanistan, ces
groupuscules se sont fait connaître médiatiquement, en organisant
des manifestations devant l’Ambassade des Etats-Unis à Jakarta et
en défilant dans les rues des grandes villes de Java (Surakarta,
Surabaya, Djogjakarta). Bien que « surfant » sur un sentiment
anti-américain, anti-impérialiste, partagé par un
grand nombre d’indonésiens, ces groupuscules n’ont pour autant aucune
base solide, et n’apparaissent pas comme les futurs vecteurs de l’islam
indonésien. En effet, les deux courants représentatifs et
majoritaires dans l’archipel sont constitués par la Muhammadiyah
et le Nadlatul Ulama ; le premier regroupe trentemillions
d’adhérents et le second plus de trente-cinq. Ces deux mouvements
désapprouvent et condamnent sans équivoque l’islam salafiste
comme le fondamentalisme radical. Le seul souci reste dans la marge de
manœuvre laissée entre les mains de certains hommes politiques,
lesquels n’hésiteraient pas à utiliser la carte de l’islam
fondamentaliste pour évincer un adversaire, affaiblir un rival,
et parvenir au pouvoir, sans que l’islam représentent pour eux rien
d’autre qu’un outil, et rien qu’une carte temporaire. Cependant ces cartes
ont tué et peuvent encore tuer ; les exécutants étant
des fanatiques, des désœuvrés, des chômeurs, et les
commanditaires des requins politiques bien loin des préoccupations
religieuses, pensant juste à s’enrichir, à obtenir ou conserver
le pouvoir.
Aujourd’hui
la situation est redevenue plus calme aux Moluques ; certes, à Amboine,
la ville est séparée en quartiers musulmans et chrétiens,
et des tirs ou des explosions se font parfois entendre. Mais dans d’autres
endroits de l’archipel aux épices, les traditions locales ancestrales
(Pela et Adat) reprennent peu à peu le pas sur des religions instrumentalisées,
et des réconciliations s’opèrent de nouveau.
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Quelques
orientations bibliographiques
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: overcoming murder and chaos in Maluku.
International Crisis Group ; Asia report n°10. 19 december 2000
·Indonesia’s
crisis : chronic but not acute.
International Crisis Group ; Asia report n°2. 31 may 2000
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Pamphlets and Handis-Talkies : How the military exploited local ethno-religious
tensions in Maluku to preserve their political and economic privileges.
Georges Junus Aditjondro, Dpt.. of Sociology and Anthropology, University
of Newcastle, Australia. In http://www.go.to/ambon
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Tragedy of Maluku.
Georges Junus Aditjondro, Dpt.. of Sociology and Anthropology, University
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Georges Junus Aditjondro, Dpt.. of Sociology and Anthopology, University
of Newcastle, Australia. In http://www.geocities.com/baguala67/
·Your
God is no longer mine : Moslem-Christian Fratricide in the Central Moluccas
after a Half-Millennium of Tolerant Co-Existence and Ethnic Unity.Dr.
Dieter Bartels. In http://www.geocities.com/ambon67
·Analysis
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·Indonésie,
Christianisme et islam ; l’histoire de rapports parfois conflictuels et
toujours complexes.
Andrée Feillard. Dossier et documents n°8/99, supplément
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·Indonésie,
l’Islam indonésien et la vague islamiste.
Andrée Feillard. Dossier et documents n°8/96, supplément
EDA 229, Octobre 1996.
·I’m
a fundamentalist. An Ideological Reflexion on the Challenges Facing the
Muslims of Indonesia.
H. Ahmad Sumargono. KISDI. Translator and editor : Jafar Kareem. June
2000. Jafarkareem@hotmail.com
·The
Maluku crisis.
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27 janvier 2000.
·The
Church and Human Right in Indonesia.
Dr. Med. Paul Tahalele, M.D. Indonesia
Christian Communication FORUM (ICCF). 30
novembre 1998.