À Taiwan (1979-1986), je pris d'abondantes notes sur mon environnement exclusivement chinois dont je fis des dépêches et des articles pour la revue Études, pour l'Euro-Asia Business Review grâce aux encouragements du bon Henri-Claude de Bettignies, pour Aujourd'hui la Chine et Lettre Internationale. J'en tirais aussi un petit ouvrage que Philippe Decraene publia dans sa collection du CHEAM.
En désordre, je remets sur le métier certaines des notes inédites en sachant que c'est de l'histoire ancienne (encore que...). La Formose que je connus, provinciale, pauvre, dictatoriale était encore loin du pays prospère et démocratique qu'elle est devenue. Ces notules traduisent assez bien l'émerveillement de ma découverte des choses et des gens chinois et l'amitié profonde que je leur porte, indéfectiblement.
Je n'ai jamais eu la prétention d'expliquer la Chine et les Chinois ni de réécrire quand la Chine s'éveillera sur vingt millions d'habitants et moins de quarante mille kilomètres carrés; je n'ai pas non plus la présomption d'en faire un cas d'école destiné à éclairer les redoutables interrogations venues du fond d'un pacifique si fort à la mode devenu et si longuement glosé en termes géopolitiques, démographiques, économiques et stratégiques ( et autres iques ) qu'il en devient irréaliste de déterminisme mécanique.
A l'opposé il n'y a pas non plus de miracle dont on nous a soûlé avec constance. Lee kuan-you n'est pas Bernadette Soubirous et les potions magiques de l'histoire comme les gloses économistes feraient oublier qu'il s'agit d'hommes et de femmes comme vous et moi, travaillant, mangeant, aimant et haïssant. Ils ont des cultures souvent anciennes, des dieux qui font quelquefois la grimace, des langues pas forcément dérivées du latin, des histoires compliquées et pesantes car écrite pour le pouvoir et pour la prolongation de celui-ci, un pouvoir bien à eux qu'on explique mal avec le vocabulaire des cités du Latium. Montaigne et Valéry (bien de chez nous ceux-là ) l'ont dit et répété: les mots cachent les choses. Nous leur parlons de démocratie et de droits de l'homme alors que ces concepts, nés dans un gros bourg de Grèce à l'orée de notre histoire, furent introduits en Chine et au Japon il n'y a pas cent cinquante ans. Attention à ne voir les autres qu'à travers ses propres verres; c'est là où ils se mettent à faire des miracles.
Mon arrière grand-oncle Jean, qui labourait une maigre terre de brandes en Poitou, ne prit jamais un jour de vacances et, de ses yeux, ne vit jamais la mer distante de cinquante lieux; il n'en mourut pas moins à l'age de 97 ans, joyeux jusqu'au cimetière. Ce n'est point toujours l'horreur absolue que de ne pas avoir de congés payés et de ouiquendes, ni l'esclavage ni la négation des droits de l'homme; c'est dire qu'en certains ailleurs, pour les hommes eux-mêmes, les valeurs varient. Pas plus, pas moins et laissez les se débrouiller avec.
Dans cet esprit, sans autre méthode que celle de l'amitié, je décrypterai certains codes qui me touchent, littéralement un essai qui n'est pas forcément transformable tant le monde chinois est vaste et divers. Mes chinois à moi sont bien personnels; toutes les opinions différentes sont recevables.
Au seizième jour du douzième mois, le patron offre à ses employés le banquet qui clôture l'exercice calendaire. Au menu, un plat de poulet avec sa tête: le patron est supposé diriger discrètement le bec du volatile vers celui qu'il souhaite licencier et qui se retirera sans que mot ne soit prononcé et que face ne soit perdue. Personne ne pratique plus guère l'exercice mais on reste quand même attentif à la direction de la tête du poulet.
L'hiver est là et, bien que la chose soir interdite, la vente de chair parfumée (xiangrou) se porte à merveille, rapide comme le vent du nord. Car la viande de chien, tout le monde le sait, cuite avec du ginseng et de la livèche, à des vertus yang de chaleur. La meilleure est celle de chien noir, puis de pelage fauve; seuls les chiens blancs peuvent tourner sans danger autour du pot. Loi ou pas loi, les fermes d'élevage abondent et approvisionnent les fameux marchés de Kaohsiung, Peikang, Hsinchu et Linkou.
L'habitude est prise, et pour être sûr de ne pas se faire refiler le clébard pâle du coin, l'aubergiste sérieux est tenu de produire le toutou vivant et sombre. Il en débite cinq à six par jour.
Bon appétit, et j'y pense: mon quartier, comme tous les ans à cette époque, est étrangement calme. On y aboie peu.
Le restaurant n'est ni plus propre ni plus sale que ses voisins. Il contient sa ration de serveuses qui à l'arrivée de l'étranger se regroupent dans un coin, apeurées et gloussantes.
Vas-y, toi qui cause l'étranger, et la boule de rires énervés expulse la victime vers le trouble-fête.
La salle retient son souffle, ses baguettes mais pas ses oreilles. Le silence pesant paralyse la serveuse qui en perd totalement son peu de chinglish. L'étranger, sadique, fait attendre la réponse et lâche dans un chinois correct: l'menu, siouplait.
Hoquet de la serveuse, soupir collectif de la salle qui replonge férocement sur ses bols. La face est sauve.
Hier et pour la centième fois au début du millième banquet, l'aimable hôte offrant aux Honorables Invités Étrangers l'habituel carrousel des grands plats célestes me présentait. Dai Wenzhi, car telle est la gentille euphonie locale sous laquelle se cache mon patronyme poitevin. Dai, nom d'une famille de lettré du cinquième siècle, Wenzhi, gouverneur du savoir, un beau et vrai nom chinois qui me fut donné par Tan à Singapour. Et l'hôte d'ajouter, Dai Wenzhi parle admirablement chinois.
La chose est glorieuse, surtout devant les Honorables Invités Étrangers fascinés; elle est aussi dangereuse pour l'ego. Même si je sais que le compliment est pur mensonge, que son auteur n'en pense pas un mot, que c'est là exercice élémentaire de la guanxi (donner de la face à un ami augmente sa propre face), je m'accroche aux balustrades de la rationalité pour me convaincre de ce que je sais (un chinois bien élémentaire) et faire taire l'espoir irraisonné de le bien parler un jour.
Je m'assois dans le taxi dont le chauffeur, air concentré, me dit: go where? Très mauvais, c'est le comportement de celui qui sait que l'étranger ne sait pas le chinois. J'affûte donc ce dernier avec précaution et lui donne l'adresse en chinois. Peine perdue: go where? Je le lui redis en shakespeare. Peine perdue. Me no spik engliss, me réplique-t-il. Et merde, dis-je alors en céleste. Le chauffeur réveillé: mais vous parlez chinois!
Il y a des jours où le chauffeur de taxi a une bonne tête et où le gosier est droit.
Ah!, me dit-il, vous parlez bien chinois.
Forcément, je suis chinois.
Ah!, me dit-il, vous en avez pas la tête.
Forcément, je suis du xinjiang (Turkestan).
En plus, me dit-il, vous avez un accent.
Forcément, ma mère était hui (musulmane)
Ah!, me dit-il, forcément.
Le plus difficile est d'apprendre la langue sans parole, cet ensemble de gestes signifiants, de postures codées, d'attitudes construites, de petits bruits de bouche, de léger borborygmes et de bruits de gorges gutturaux dans la riche gamme des hao élidés en ha. Une langue essentielle pour juger son interlocuteur, en mesurer le statut, en jauger la face et pour se situer par rapport à lui dans le même idiome. Pour l'étranger, elle est fondamentale car elle permet de régler l'interlocuteur sur la même longueur d'onde, celle qui le libérera de l'idée absolue: c'est un étranger, quoiqu'il dise, quoiqu'il fasse, je ne le comprendrai pas. Pour revenir aux chauffeurs de taxi, un certain ha bien exhalé en s'assoyant peur débloquer la situation.
L'important n'est pas de bien parler chinois. La langue nationale est un mythe qu'on apprend dans les écoles d'occident. L'important est de comprendre les distorsions que les parlers dialectaux imposent à cette référence mythique.
Des cantonais, le résultat est si connu qu'il est passé en proverbe:
"Je n'ai peur ni du ciel, ni de la terre, mais j'ai peur des cantonais qui parlent mandarin"
Ils ne sont pourtant pas les seuls à massacrer le mandarin, les natifs du Hunan leur font une vive concurrence avec une langue hachée et sibilante au-delà, la chose arrive, de toute reconnaissance.
Pas très loin, le Zhejiang emboîte le pas. Chiang Kaï-shek en fut un fameux exposant dont nombre des administrés ne comprenait pas la mutation des voyelles et les changements de rythme.
Du Shantung, on vous dira que la langue est celle de la bouche pleine.
Taiwan est affligé des maladies méridionales. Les chuintantes deviennent sifflantes, les f des h aspirés et les diphtongues mutent. France se prononce comme Chine. Commander quatorze articles peut en faire surgir quarante si le code gestuel n'est pas ajouté. Un exercice recommandé, du type "au bout du pont, la cane y coud, la poule y pond": sishisizhishishizi ( quarante-quatre lions de pierre).
La pauvreté phonétique du chinois et la variété infinie des accents régionaux peuvent rendre hasardeuse la transmission orale. On n'épelle pas les caractères mais on peut en mimer l'écriture au creux de sa main ou les décrire par des procédés de construction voisins de la charade.
M. Lin est Lin des deux arbres car le caractère est composé du radical du bois redoublé.
M. Cao est Cao de Cao Cao, célèbre homme d'état et rebelle du troisième siècle.
Je suis, plus modestement, Dai de daimao, porter le chapeau, de prénom Wenzhi, wen de wenzhang, article, et zhi de zhengzhi, politique.
De chuxi, la veille du nouvel an, à chusan, le troisième jour de l'année, la morale ferme au oeil et les jeux de hasards conquièrent les trottoirs, devant une police complice. Même le mah-jong, source inégalée de vices et de drames, est toléré. Le quatre de l'an, il redevient strictement interdit pour un an, mais largement pratiqué dans le privé des maisons.
Les autorités viennent de tomber sur un oeuf carré qui fait la une des journaux, un ludiciel pour jouer au mah-jong avec son ordinateur. Interdire ou pas, débat cornélien entre la morale et le ridicule.
Le taux de natalité à Taiwan a décru de 1,82 en 1974 à1,7 en 1985. Objectif 1989, 1,25.
Hélas, l'année du Tigre qui commence le 9 janvier 1986 possède des auspices supérieurs pour les filles nées sous cet emblème. Plus grave encore, l'année du Dragon débutant le 17 février 1988 donnera à ses fils d'exceptionnelles qualités.
Oublions Tigres et Dragons, dit le gouvernement, ne soyons pas superstitieux. Certes, mais qui dans le secret de son coeur et des alcôves va balancer? Qui ignore que petits Tigres et Dragons sont graines de prospérité et garant de la perpétuation du renom de la lignée? Pauvre taux de natalité!
Il est de saison lui aussi, et omniprésent le gâteau de riz gluant à qui nul mortel n'échappe; étouffe plus taoïste que chrétien, bûche plus que Noël, ciment puissant, il me sera servi à chaque visite de voeux, chaud, froid, à la vapeur, frit, en soupe, toujours aussi bétonnant, culte cruel pour l'estomac, tristesse de l'oeil, ennui de la papille. Et je le mangerai, l'air réjoui, car c'est la fête, car tout le monde le dit, c'est excellent, forcément, un gâteau qui salue le nouveau calendrier.
À zéro heure, ce vingt janvier 1986, au moment où l'année luni-solaire bascule du boeuf au tigre, toutes les familles normalement constituées de Taipeh allument de gigantesques chapelets de pétards dont le tonnerre est destiné à chasser le démon Nian qui vous gâte un nouveau millésime comme rien.
Les Chinois ont inventé la poudre et les pétards dont il existe une confondante variété: du modèle de poche pour bambin encore maladroit à l'allumette au bolide terroriste si puissant qu'on le fait éclater aux cieux.
Mon voisin le vieux monsieur, longue robe et écharpe blanche, entouré de la ribambelle de ses petits enfants, allume le chapelet détonnant accroché à un long bambou.
À zéro heure, le bruit assourdit la ville. C'est le début de la formidable bataille contre les malheurs à venir qui va décroissant à mesure que l'heure avance, avec de brusques sursauts de vacarme aux heures des rituels plus personnels. L'odeur de la poudre et les nappes de fumées traînent sur la cité. Aux toutes petites aurores, la capitale saoule de déflagrations couche son oreille meurtrie dans le silence surnaturel du matin du premier jour.
Mourir à Formose pour le Vietnam
Souvenons-nous de la guerre franco-chinoise de 1884-1885 et de la campagne de Formose. Le 11 mai 1884, le capitaine de vaisseau Fournier et Li Hung-Chang, vice-roi du Petchili, signaient la convention de Tien-Tsin, prélude à une paix durable après la campagne du Tonkin.
Las! Le guet-apens de Bac-Lé ravivait la tension et le premier jour d'août 1884, suite à un ultimatum, le gouvernement français enjoignait à l'amiral Courbet de dépêcher à Formose le contre-amiral Lespès avec mission de détruire les batteries de Keelung et d'occuper les charbonnages voisins du port.
Après dix mois de "combats glorieux et inutiles" (dixit le capitaine Garnot dans sa relation), après la signature d'un nouveau traité de paix confirmant la convention de Tien-Tsin et la mort de l'amiral Courbet, les forces françaises évacuaient Formose et l'archipel des Pescadores (Penghu). Il reste de cette grande affaire la tombe de Courbet dans la capitale des îles, Makung, et le cimetière français de Keelung où reposent, dans un oubli qu'on imagine, six cents soldats français plus morts des fièvres que des balles.
Le cimetière est entretenu par le Souvenir Français, assez chichement pour que les Français de la place aient dû faire front afin que la décence et la face soient sauvées. Le casus belli est si loin des mémoires que les tombes sont devenues un vague symbole de l'amitié franco-chinoise comme l'est aussi la tombe de Courbet dans l'arhipel des Pescadores.
Perdues au milieu du détroit de Taiwan, soixante-quatre îles minuscules abritent quelques quatre-vingt mille habitants. Abriter n'est pas toujours le mot juste car un vent d'enfer y souffle toute l'année. Le proverbe local veut que typhon et vent d'hiver riment comme lard et cochon. Iles plates culminant à trente mètres où les villages s'accroupissent dans le moindre repli du terrain et la plus exiguë anfractuosité de la côte. Ces villages n'ont pas beaucoup changé depuis les temps où Courbet bombardait Makung, débarquait et occupait les îles; une occupation bienveillante car les habitants reconnaissants lui consacraient un monument, toujours pieusement entretenu, à la mémoire de lamiral (sic) et des braves marins morts pour la France.
Les hameaux d'une Bretagne extrême sont un des charmes des îles avec leurs maisons basses de lourdes pierres, sans ouverture, si serrées les unes contre les autres que les toits des pagodes s'entre touchent. Autour du village, se tasse une multitude de petits champs bordés de hauts murs de pierraille sèche à l'abri desquels poussent l'arachide, le sorgho et de rares légumes.
Un peuple de paysans-pêcheurs habite l'archipel car la mer est partout; les petits ports dans la noirceur des baies honorent la déesse de la mer en laquelle la foi est vive. Makung, la capitale de quarante mille habitants est froide et austère pour qui est habitué à l'atmosphère des bourgs de Taiwan. Elle s'enorgueillit du plus vieux temple de Formose, celui bombardé par Courbet et du commandement du formidable dispositif militaire qui, avec Quemoy et Matsu constitue la ligne de front: le continent est à soixante-cinq kilomètres.
C'est aussi un lieu de tourisme chinois, ignoré des étrangers: des plages accueillantes, un décor exotique pour la région, du poisson frais abondant et bon marché, du poisson séché à l'odeur omniprésente, le corail dont Penghu est le premier producteur mondial. À l'image de Taiwan, les îles se modernisent à vive allure; encore une Bretagne qui se perd, que j'essayais de croquer:
Le vent souffle ses poumons
et n'épargne pas le creux
de lande.
Au coeur du village serré
si tassé aux replis
lourd dans sa pierre,
les maisons borgnes
de fenêtres minuscules.
Le silence coiffé
par le sifflement du large
sur le toit du temple haut
dressé à la déesse
de la mer.
Il y faut deux oreilles
une pour le calme dans la ruelle
l'autre pour le vacarme du dessus.
Du chabuduo et de quelques autres
Comme en toute langue, le discours ordinaire chinois est martelé d'expressions courantes, trop courantes pour qu'on s'y attarde; pourtant leur contenu sémantique vaut souvent le détour.
Au premier rang d'entre elles, chabutuo, littéralement "il manque peu", équivalent à presque, à peu prés, peu s'en faut, sans qu'une traduction s'impose.
De même que inch'Allah est le plus haut degré de certitude du croyant fors la traverse de Dieu, chabutuo connote le plus haut degré de réalisation, la distance qui sépare l'idéal de la réalité et le pragmatisme d'un perfectionnisme impossible à atteindre. La notion ne s'apprécie que sur le terrain.
C'est l'ouvrier qui a labouré profond la cloison pour installer le câble téléphonique et qui jauge le désastre final d'un oeil exercé et satisfait en proférant: aya, chabuduo la! Il entend en substance: ce n'est pas parfait, j'ai fait de mon mieux, c'est d'ailleurs le mieux qu'on puisse faire et puis, ce n'est pas si mal.
Il serait franchement surpris que vous n'entriez pas, sans restriction, dans ses vues larges et généreuses.
C'est le tailleur qui vous descend le fond du pantalon aux genoux avec le contentement extérieur et intérieur (et le prix) d'un grand couturier.
Le chabutuo recouvre le royaume de l'à peu près, de l'approximation, du vite fait pas très bien fait, du ni fait ni à faire, dont l'emprise est large dans le monde chinois. Il n'est pour s'en convaincre que de regarder le nouvel urbanisme de Taiwan d'une laideur assez saisissante parfois: constructions neuves jamais vraiment finies, rarement repeintes, fils pendouillants, enduits bavants, portes un peu bancales, crasse accumulée. Ce n'est pas que le nettoyage soit absent mais lui aussi est chabuduo, alors au fil des ans... Taiwan est propre mais jamais nette à la Singapour car les seuls grands récurages sont ceux des typhons et du nouvel an. Les victimes de l'approximation ne peuvent que s'en accommoder sauf à être impoli ou à prétendre follement que la perfection peut vaincre la matière.
J'ai donc dit à mon téléphoniste-laboureur, oui, chabutuo, oui, c'est probablement le mieux qu'on puisse obtenir, et au fonds, ce n'est pas très important pourvu que ça marche.
Il y à la, tout à la fois, la tolérance pour l'imperfection naturelle de l'animal humain, une sagesse innée, la conscience des limites du possible et une indifférence profonde envers des choses qui ne sont que secondaires, si on y réfléchit bien.
Avant ma réincarnation dans les terres de Confucius et sur la foi des livres d'images, j'imaginais la grande recherche du luxe et du raffinement chinois. C'était un malentendu et seules les pièces impériales correspondent à cette vision. Le chinois, dans sa vie matérielle, n'est pas bourgeoisement raffiné; au contraire et comme le veulent les grands commandements de la morale (simplicité, sobriété et modestie), il est simple, quelquefois fruste. Pour ces excellentes raisons, les arts de la maison sont peu développés et le plastique multicolore règne en maître. La bicyclette se gare au salon (pourquoi la laisser dehors tenter les voleurs?) dont le confiant désordre peut offenser nos yeux baignés de Knoll et autres Maisons et jardin. Quelle importance à vrai dire, la maison n'est pas représentation ni critère du jugement qu'on porte sur les autres.
Le raffinement des chinois est ailleurs. L'étiquette, la courtoisie, la politesse, la bienséance, l'exécution sans faille des rites et fonctions sociales, voilà un domaine où on ne plaisante pas et où le chabuduo n'est pas de mise. L'état en ses symboles, en ses armées, ses palais et ses écoles ne le tolère pas non plus car la projection du mandat du ciel doit être absolument parfaite. On sait que les gardiens de la constitution, une force de police, enfilent d'abord l'uniforme qu'on repasse ensuite! Ils sont du même poil que les gardes de Buckingham.
Si ce n'est pour ce qui touche à l'orthodoxie, le chabuduo est donc la reconnaissance philosophique que dans le combat entre l'homme et le monde qu'il essaie de manipuler, le premier est toujours perdant. La notion ne s'applique pas aux rapports de l'homme à l'homme car le confucianisme lui impose l'effort humaniste vers l'harmonie relationnelle.
Meibanfa (rien à faire, pas moyen) ne cède en rien à la fréquence de récurrence de chabuduo dans la langue parlée. L'expression couvre un champ beaucoup plus large car il marque toutes les impuissances et les impossibilités de toutes origines.
À la fin d'une croisière bureaucratique agitée par la collection de vingt-trois cachets sur le formulaire idoine et à la découverte au vingt-troisième qu'il en manque un, l'ultime fonctionnaire vous refuse la faveur d'un raccourci et vous renvoie à trois heures de queue devant un guichet avec un bon "meibanfa". Et vous de répliquer à l'unisson, sur un autre ton, avec un gros soupir, meibanfa...
C'est aussi, à la fin d'une négociation (et tout se négocie), le constat d'une impossibilité majeure, viscérale, sans appel possible ou imaginable: rien à faire, le fatum.
La notion est ainsi liée à un certain fatalisme, pas celui qui lie un cours inexorable à des causes surnaturelles, mais qui est acceptation raisonnée de faits hors des champs du vouloir et du pouvoir. Elle est aussi conjuration des regrets car on ne saurait éprouver du désespoir de ne pouvoir faire l'impossible. Sagesse et pragmatisme, encore, qui libère l'homme pour un nouveau cours de l'action.
Meiguanxi (ça ne fait rien, peu importe) est la réponse du sage aux limitations précédentes, une réponse, habillée aux couleurs de la politesse et de la face, à l'insurmontable. J'affirme ainsi que le plus important est de préserver ma relation à autrui, l'harmonie des rapports sociaux et je m'en convaincs.
Ces trois expressions constituent la moitié de la langue, disait un vieux jésuite connaisseur. Elles ne sont donc pas de vagues formules de politesse débitées à tout venant et automatiquement enfilées sur le discours. Elles sont au contraire le "Connais toi toi-même" de cette partie du ciel.
Qu'on ne s'égare point! Mon propos n'est pas de devenir un nouveau Van Gulik ni de tirer dans les coins ombreux où nous entraîna, il n'y a guère, un bon docteur de Pékin féru de mensurations et d'altérité sexuelle. Plus modestement, je voudrais éclairer la représentation que les chinois font (et non pas se font) de l'amour, représentation publique dont les deux champs d'observation privilégiés sont les espaces publics de Taipei et la télévision.
Le premier est celui de la pratique réelle; le second projette les signes et modèle le premier dont il est un grand consommateur au cours d'innombrables séries larmoyantes à vous rouiller le toshiba. Dans les deux cas, le message est haut-boutonné et cachez ce sein que personne n'a vu. Pudeur avec un très grand P, celui de la pudibonderie imposée par le respect exalté des vertus confucéennes. Il n'est que de lire les nombreuses "Civilités pour femmes et jeunes filles" pour renouer le fil; dans la Chine traditionnelle, on ne badinait pas en public et on ne balançait pas ses ardeurs et ses pulsions au travers des espaces ouverts, fussent-ils ceux de la maison. C'était exercice réservé à la chambre comme le décrit "Le rêve dans le pavillon rouge", ce très beau roman où les seules amours coquines procèdent du droit de cuissage et non pas de l'amour. Dans cette dernière veine (la passion), lisons l'admirable traduction que Ryckmans donna des mémoires de Shen Fu (Six récits au fil inconstant des jours) dans lesquels extrême pudeur rime avec folle passion.
Sûrement, les albums érotiques des Ming, le Jéou Pou Tuan, le King Ping Mei donnent des versions corsées des jeux du nuage et de la pluie, mais ils sont officiellement interdits, bien qu'en vente sur les trottoirs de la bonne ville de Taipeh, sans mention d'éditeur. Les signes de pilosité, nudité et mamellité (?) sont très strictement interdits d'écran.
Pudeur, il y a, car elle a été si longuement et si profondément instillée qu'elle en est quelquefois devenue la plus claire et la plus naturelle des parures. Les amoureux dans les jardins et les parcs se tiennent chastement la main. S'il fait très sombre et s'ils sont courageux, ils se prennent la taille. Les baisers doivent être réservés aux profondes obscurités des parcs les moins passagers.
Il ne fait jamais trop sombre pour le petit écran qui ne propose jamais de tels emportements. Au long de copieuses séries de quelquefois une centaine d'épisodes, le spectateur peut mesurer avec précision la montée des feux. D'abord l'indifférence des amants, réciproque et si surnaturelle qu'elle est le plus aveuglant des aveux; puis le bref regard échangé, celui de l'aimée, en coulisse, vite reporté sur les chaussures, avec l'obstination des grandes causes; au quarantième épisode, les mains se joignent, signe que les fiançailles ne sont pas loin; enfin, après de rudes épreuves psychologiques, un chaste abrazo. Point final. Toute représentation un peu plus osée ne saurait qu'être le fait d'une mauvaise fille cherchant à dévoyer l'honnête et crédule fiancé. Son manque de vertu est souligné par le maquillage, comme à l'opéra; le bouton du haut est audacieusement dégrafé et l'allure est moins empotée.
La télévision, c'est la morale. Elle se doit de mettre en valeur le charme discret des qualités de la future épouse et mère et l'opposer -combat éternel- à la seule autre femme existante, la vénale sulfureuse dont les seules excuses sont une lourde hérédité de pauvreté et une piété filiale exemplaire.
D'après les gérontes et les censeurs, tout cela est déjà d'une grande licence par rapport aux canons mais qu'y peuvent-ils? Le monde change doucettement, les unions arrangées se raréfient, la polygamie est économiquement de plus en plus impraticable, les gynécées se sont vidés dans les usines et les bureaux. La Chine de Taiwan se banalise; on y divorce peu mais de mieux en mieux, on commence à y tuer son mari, on s'y suicide quelquefois pour un amant, on y fait des enfants hors des liens sacrés, en un mot on s'y conduit de plus en plus comme vous et moi.
Mieux, il n'y a guère, un jeune réalisateur de la nouvelle vague réaliste prit comme héroïne une prostituée; bon film, immense public car il s'agissait d'une première. La prostitution étant légalement interdite, on n'en parlait pas. C'était la face honteuse du Janus, l'autre coté des livres et du monde, celui des activités qui pour être nécessaires n'en sont pas moins honteuses pour la face.
Pourtant, ici comme ailleurs, l'industrie du plaisir se porte bien, très bien, merci. Taiwan, double héritière de la tradition chinoise des maisons de fleurs et de la japonaise des geisha ne manquent pas d'établissements indigènes, sui generis, aux quels se sont ajoutés les massagis et clubous à destination des visiteurs et résidents nippons. De toutes ces entreprises, la plus typique, la plus universelle est le jiujia, maison de vins, qui accueillent la foule des hommes d'affaires qui y traitent leurs amis et leurs clients.
Le jiujia est un ensemble de salons particuliers où l'on soupe finement en compagnies des fleurs de la nuit qui tournent de salon en salon, pour voir les invités les uns après les autres et qui reviennent retrouver l'ami de coeur ou le client prometteur. Les bonnes maisons, les bons soirs, sont remplies des grosses légumes du gotha industriel et commerçant, tous cousins, tous copains, qui vont boire à la santé des uns et des autres avec une chanteuse ou un petit orchestre.
Au lendemain du festival des lanternes qui clôt les manifestations familiales du nouvel an, j'ai ainsi vu les grands patrons de l'île rompre le jeune. Impressionnant. À l'instar du service de pot à Versailles, de solides valets se tenaient à la disposition des vieux messieurs fatigués par le nombre de ganpei (culsec) et les guidaient, gentiment et fermement, vers les aisances. À minuit, les lampions s'éteignaient, et dans un Taipeh désert, le cortège des grosses voitures emmenait les survivants vers une autre obligation des soirées réussies, le xiaoye (souper taiwanais). Ils allaient y retrouver le fracas du renao, cette ambiance de bruit et d'agitation des amitiés d'autant plus librement exprimées que les coupes de vin enlèvent toute inhibition.
Ces soirées coûtent les yeux de la tête et se déroulent, presque exclusivement, au titre des frais professionnels déductibles du revenu imposable des sociétés. Pour ceux qui n'ont pas accès à ces facilités, les jiuba (bars) offrent la même essence de distractions à prix plus étudiés.
Le nombre de tels établissements est sans limites; leurs activités ne sont pas vraiment clandestines puisque la moitié des forces vives masculines de l'île y participe, commerçants, industriels, entrepreneurs, agriculteurs. C'est le royaume des hommes dont la légitimité fondée sur un long et intensif usage n'est jamais remise en cause et qui fait partie du paysage aussi solidement que les temples. Le royaume des femmes, les filles et épouses s'entend, est le dedans, la maison.
J'étais, il y a peu, dans le sud, au coeur du vieux pays, avec un groupe d'amis reçus par leurs vieux amis. Après une matinée épuisante passée à visiter les curiosités locales par 37 degrés à l'ombre sans ombre et suite à un repas assassin, l'hôte principal déclara: "les femmes sont fatiguées, j'ai réservé un hôtel pour leur sieste, les hommes iront les attendre au jiujia, en face." Les femmes s'exécutèrent sans murmure, et nous aussi. Nous en sortîmes trois heures plus tard car la sieste était longue et reprîmes le cours du voyage comme si de rien n'était. L'anecdote en dit long sur l'absolue nécessité de l'institution.
Quel fossé entre la projection officielle et la représentation publique des valeurs confucéennes et la pratique discrète mais générale des voies terrestres! À nous, si confits dans l'idée de péché, si pénétrés de systèmes cosmologiquement totalitaires - l'islam nous effleura comme nous nous brossâmes au judaïsme- une telle création d'univers disjoints paraît de l'hypocrisie, celle bien sûr des peuples jaunes, fourbes et cruels. La cité chinoise, miraculeusement exempte des stimulations érotico-commerciales de nos bons publicistes, cache en son sein, c'est bien connu, les pires stupres des plus vicieuses Gonorrhe. C'est vrai, il n'y a pas de sexe sur les murs de Taiwan, ou si dilué et allusif qu'il en devient un touche-pipi enfantin. Les murs cachent bien ce qu'ils peuvent receler. Ce n'est pas hypocrisie mais au contraire l'ordre naturel et moral des choses. Comme le social et le politique n'interfèrent pas avec le personnel ou le religieux, l'intérieur (la femme, les enfants, la maison, la famille) ne doit pas croiser les choses de l'extérieur (le travail, les affaires, les sorties, les jiujia, les amours vénales). Ira-t-on jusqu'à dire que l'amour et le sexe ne coïncident pas comme le laissent entendre les rares sondages sur le sujet du mariage? Le poids des vieux concepts est encore lourd; je sens bien quelques marges de différence.
Le devoir de l'homme est formulé en termes de respect pour l'épouse, de devoir envers les enfants, de dévotion à la fortune familiale. C'est là le solide, le permanent, l'inaltérable qui fait de la femme plus la mère de mes enfants que l'amante ad vitam aeternam. La mère est le centre de gravité de cette construction, la matrice de l'éducation personnelle et religieuse, la dépositaire de la durée. Elle est le devoir, pas le plaisir. À tous ces titres, son autorité est redoutable dans les enceintes du privé; les Chinois confessent volontiers que le plus grand club du pays est celui des PTT (pataitai), ceux qui ont peur de leur femme. À l'extérieur, le monde est flottant, agité de passions dangereuses potentiellement destructrices des vertus du dedans. Fen gong, fen si, dit-on, séparons le public du privé, séparons aussi les désirs mondains, reflets illusoires des grands vides bouddhiques, des permanences impératives qui maintiennent la famille.
Toutes ces raisons montrent bien que l'hypocrisie n'entre pas dans le comportement; le pragmatisme pourrait être la clé, celui né de la tolérance que porte profondément en lui le message confucéen. L'homme n'est que l'homme ( la femme aussi mais un peu moins), la perfection n'est pas de cette terre, il faut viser au plus juste pour préserver l'essentiel, toute chose se négocie au plus près, avec soi-même, avec les autres. Tel est la grandeur d'un scepticisme issu, non pas de la philosophie, mais des croisières dans les rudes réalités. Il ne faut en effet pas l'oublier, Confucius, presque contemporain de Socrate et de Bouddha, est né dans un des siècles les plus noirs de l'histoire chinoise.
Paradoxalement, le monde du plaisir ne secrète pas autant de malades et d'épaves qu'on pourrait attendre; c'est l'opposé qui arrive et la société chinoise réintègre avec une souveraine facilité ses brebis égarées. Car elles ne sont pas fondamentalement mauvaises; le vrai mal n'est pas la prostitution mais la rupture d'avec les normes qui rendent possible la vie en société. Elles sont plutôt victimes du destin et le rachat est possible puisqu'il ne vient pas du pardon de Dieu. On verra là une des grandes forces civilisatrices du confucianisme. Parler de la représentation de l'amour en Chine est parler ni de la Chine ni de l'amour, mais de l'autre, en son meilleur et son pire qui ne sont pas les nôtres, de sa richesse dont l'or a toutes les couleurs. Ce n'est plus distraction d'entomologue mais simple attention à ce que l'humanité porte en nous.
Combien existe-t-il de caractères chinois?
La question est posée si souvent que j'y ai cherché une réponse pas trop fantaisiste.
Le plus gros dictionnaire de toute l'histoire est le dictionnaire sino-japonais de Morohashi Tetsuji, avec 48902 caractères très exactement. Il bat de peu la célèbre compilation dite de Kangxi et ses 47035 caractères. Le code informatique chinois initial codait 33600 entrées. Pour mémoire un meuble de casse traditionnel offrait 6000 cases.
Il s'agit là de corpus et non d'usage.
Le Livre de la poésie (shijing) comprend 39243 caractères dont 2939 sont différents, les 1400 poèmes de Tu Fu en possèdent 4390 et la traduction de la bible 3946 pour un texte d'un demi-million d'idéogrammes. Dans les textes contemporains, Chen Heqin a relevé, pour un corpus de un million de caractères, 4800 idéogrammes différents. Les 400 les plus utilisés représentaient 73,1% du texte, les 2400 les moins utilisés, 2,5%.
Alors combien faut-il savoir de caractères pour être raisonnablement lettré? Entre 5 et 10000 peut-être.
Combien l'histoire chinoise en a-t-elle sécrétés? De 80 à 150000 probablement.
Le Baijiaxing ou Classique des cent noms en contient à la vérité 436. Le premier est Zhao, nom de famille de l'empereur des Song sous lequel le recueil est réputé avoir été écrit. Le Zhonghuaxingfu, étude contemporaine, énumère 6363 patronymes pour le milliard et plus de chinois. C'est très peu.
Le recensement de 1978 à Taiwan comptait vingt millions d'habitants et 1694 noms de famille différents dont les plus fréquents étaient Chen (10,9%), Lin (8,2%), Huang (6,1%)... Les Dix plus Grands Noms (shidaxing) baptisaient 52,5% de la population, les cent noms les plus courants 96,42% et les 1594 restants 3,5,8%. Parmi ces derniers, 253 étaient portés par une seule personne!
Il y avait donc à Taiwan quelques deux millions de Chen et un million et demi de Lin. Monsieur Chen et Madame Lin sont plus anonymes que leurs collègues Dupont et Durant, vraiment monsieur et madame Personne, vérifiant ainsi un vieil adage: les Chen et les Lin font la moitié du monde.
L'usage ancien retenait le nom de famille, le nom personnel, le nom personnel public, le nom honorifique, le nom de clan pour les femmes, le nom posthume, les noms de lait, de fonctionnaire, de lettré, de plume, le nom de tabou, les surnoms et sobriquets, ouf! Aujourd'hui l'usage est simplifié. Chacun est pourvu d'un nom de famille d'un caractère, rarement deux, très très rarement trois ou quatre et d'un nom personnel comportant en général deux caractères, un seul si le nom de famille est double.
Le nom personnel est généralement choisi suivant les règles d'un art accordé à la géomancie et à l'astrologie et qui occupe de volumineux ouvrages. Il a en effet une influence tutélaire primordiale et n'est donné au bébé qu'à l'âge de un mois (manyue, une lune d'âge). La pratique ancienne imposait pendant ce mois d'appeler l'enfant d'un traitement dérogatoire (petit chien par exemple) pour tromper les démons rôdeurs toujours en quête d'âmes tendres.
Malgré ces règles et l'efficace d'un prénom bien pensé, l'originalité manque souvent. Combien de filles sont paresseusement prénommées Belle ou Belle Fleur ( Meili ou Meihua), ou Perle Précieuse ou Jade Multicolore et de garçons platement baptisés Force du Pays ou Héros Valeureux?
Dans la société chinoise si puissamment policée par les schémas confucéens, la liberté totale des jeunes enfants et l'indulgence sans limites dont ils bénéficient paraissent issues d'un laxisme incompréhensible.
En occident, la règle éducative sourd du christianisme et de ses exigences. Elle impose la discipline, celle, initiale, du dormir et du manger à des heures régulières. Elle recommande la séparation physique de l'enfant dans une chambre à lui, le père restant maître du lit conjugal. Elle pratique la punition, fondement de notre culture, car c'est par elle que Dieu et les parents construiront le petit être.
La maman chinoise n'impose aucune de ces épreuves à son enfant. Elle est son esclave, elle vit en symbiose avec lui. Elle le porte souvent et longtemps, elle le nourrit à la becquée, elle le couche dans son lit et écarte le père du lit commun. Le père est en effet une figure lointaine, de l'extérieur, rarement présent dans l'intérieur et n'entre pas en compétition pour l'affection du bébé. Sa femme est avant tout la mère de ses enfants et, traditionnellement, l'amour n'est pas une cause de mariage; dans le meilleur des cas, il peut en être le résultat. Amante, peut-être, mère, toujours.
Sevrage et séparation interviennent assez tardivement pour que n'apparaissent pas l'oedipe connu en Europe et les terreurs des indépendances castratrices. Les fonctions d'excrétion s'acquièrent au rythme de l'âge, plus tardivement aussi, et ne sont jamais le fruit d'une instruction pavlovienne. Car, de punition, il n'est jamais question. La mère est tout entière offerte et sacrifiée à l'enfant qui, dans la profondeur de ce sacrifice total, sous l'oeil du père témoin et juge, transmutera son agressivité en amour. Un lien puissant aura été créé, dépendance et reconnaissance envers l'intérieur, la mère, respect pour le père, et plus fort que tout, naissance d'un surmoi habité avant tout d'un profond sentiment de coresponsabilité dans le groupe.
Pas de punition non plus, parce qu'il n'y a pas de faute et que le péché est inconnu. Il existe, devant le père, essentiel représentant de l'extérieur, la honte. Ne fais pas cela, non pas parce que c'est mal,
mais parce qu'on se moquera de toi et tu seras embarrassé.
La maman est donc la matrice primordiale qui prépare l'enfant au deuxième grand apprentissage, celui de l'école, de l'extérieur et des rapports sociaux en dehors du groupe élémentaire. La liaison symbiotique, animale et affective des longs débuts s'en éclaire d'un jour nouveau; elle a valeur morale car elle supporte la piété filiale qui est un des opérateurs sociaux unificateurs du confucianisme. Elle impose aux fils et aux filles un lourd devoir de reconnaissance qui durera autant que la vie des parents.
Dans ce contexte, les petits-fils de Freud ont du mal à s'y retrouver. L'oedipe aux yeux bridés ne connaît pas Dieu, le péché originel et le paradis. Il connaît une terre où cohabiter harmonieusement est à la portée de tous car tous les enfants le portent en eux.
En cette anno domini 1983, la Chine catholique, la corporation des lettrés et le mandarinat rendent un hommage appuyé à Matteo Ricci, s.j., à l'occasion du quatre-centième anniversaire de son arrivée dans l'empire.
Li Matou, tel est son nom sur ces rives de l'histoire, fut le neuvième jésuite de la mission de Chine, le premier à avoir obtenu l'autorisation de résidence dans la capitale et à être devenu un expert étranger à la cour, Wanli étant Fils du ciel. Une tradition était née; de 1580 à 1760, la Compagnie affecta 920 de ses bons éléments à la province de Chine, tous hommes de talents car c'était le passeport obligatoire pour le service de l'empereur.
Nombre d'entre eux atteignirent les premiers rangs du mandarinat comme F. Verbiest qui devint président du tribunal des mathématiques sous le règne de Kangxi, contemporain de Louis XIV et personnage d'une égale ampleur.
Au-delà de la personnalité de Ricci, toujours très discutée, et de son approche culturelle de l'empire du milieu toujours objet de controverses ( syncrétisme, adaptation ou simple rencontre), il reste un fait fondamental. Ricci fut le premier à introduire à Pékin la science occidentale. Il fit traduire les six premiers livres d'Euclide en 1605, un gros succès de librairie dont la dernière édition date de 1865, avec une préface manuscrite de la propre main du vice-roi des deux Kiang.
C'était le début d'une longue histoire de transferts de technologie via la Compagnie de Jésus. Ricci fut aussi le premier d'une longue série d'épistoliers à relater la Chine en Europe, qui devaient influer sur tant d'esprits du siècle des lumières, Voltaire, Quesnay, les physiocrates et même Jefferson, le père de la constitution des Uèsses. Il était aussi le pionnier d'une fabuleuse histoire d'amour de la Compagnie pour l'empire, dont on mesurerait encore mal l'importance. Ne dit-on pas que nombre des documents du Vatican sont encore frappés du sceau "sub secreto sancti officii"?
Cet amour causa la perte des jésuites, pré-conciliaires avant l'heure. Jalousée par les autres ordres, la compagnie perdit la querelle des rites. Le bref du 21 juillet 1773 connu à Pékin le 5 août 1774 suspendait la création de Saint Ignace de Loyola, qui ne devait renaître qu'en 1814.
Voilà pourquoi cette célébration n'est pas ordinaire car elle fait penser à ce qu'auraient pu être les relations de la Chine et de l'occident si les hommes avaient apporté plus de respect à l'autre. Tel était le sens du message que le Saint Père adressa au clergé de Taiwan pour l'occasion. Ce message, je le précéderais volontiers d'une homélie pour la mort d'un évêque.
Monseigneur Vérineux, évêque titulaire de Yingkou, ancien administrateur apostolique du diocèse de Hualien, premier et dernier évêque français de Taiwan, s'est éteint à Hualien le 10 janvier 1983 en sa quatre-vingt sixième année et soixantième en terres chinoises. La messe dite le 14 janvier en sa cathédrale (il la construisit de ses mains) rassemblait tout l'épiscopat de Taiwan et tous les prêtres et missionnaires du diocèse. Au total, quatre-vingts religieux ont concélébré un service évoquant à la fois Vatican II et la querelle des rites.
La nef était décorée des grandes calligraphies noires sur fond blanc des deuils. La messe était chantée en chinois et en amizu par les cinquante soeurs de Sainte Marthe, un ordre créé par feu l'évêque. L'archevêque de Taipeh, Monseigneur Chia qui ferait un beau cardinal, présentait les offrandes de fruits, de vin et d'encens comme dans la liturgie taoïste. Il était soutenu par la fanfare catholique créée, elle aussi, par Monseigneur la chèvre (surnom du défunt qui portait le bouc) qui était un très fin musicien.
La messe avait grande allure car les surplis et soutanes des officiants étaient inspirés des belles robes des anciens lettrés. Elle était longue de trois heures et rassemblait un public en majorité constitué des délégations des tribus aborigènes qui formaient le gros de la chrétienté du diocèse aussi institué par Mgr Vérineux. Feu Monseigneur avait la vocation épiscopale; il ne put jamais s'asseoir sur le trône de Yingkou mais, rapatrié à Taiwan, y donna le meilleur de lui-même.
Charpentier de Dieu, doué de talents divers, d'un caractère très difficile ( se souvenaient discrètement ses ouailles), il créa, bâtit, baptisa et administra le terrain vierge que Dieu lui avait confié. Il en fit en vingt ans la plus grosse chrétienté de l'île avec l'aide de missionnaires comme lui chassés du continent, qui du Tibet, qui du Yunan, au total une trentaine de Français et une trentaine de Suisses; à l'époque, le clergé chinois, continental dans son immense majorité, était occupé ailleurs et montrait peu de goût pour l'évangélisation.
Les hommages et les rites rendus au défunt furent à la hauteur de ses mérites. Ils furent aussi suivis, avec émotion, par tout un groupe de vieux et très vieux missionnaires français, suisses, allemands, hollandais de l'âge de Mgr Vérineux dont on pouvait prédire que c'était là une des dernières sorties hors de leurs paroisses. Ils s'étaient connus au séminaire ou dans les orients de cette Chine tant aimée qu'ils y enterraient leurs corps.
Il y avait là une pittoresque galerie de portraits, du passé, car la messe de Hualien était à la vérité un grand tournement de page. Les missionnaires et leurs chers sauvages, c'est fini. Il n'y a plus de jeunes missionnaires, plus de sauvages non plus, car les tribus du Sud-est se sinisent à grands pas et se modernisent à la même vitesse. Le clergé est bien vieux et les séminaires ne font plus recette.
Un point d'histoire. De 1949 à 1953, un clergé profondément traumatisé par les durs traitements du régime communiste se réfugiait à Taiwan, terra incognita et peu catholique en ces années. Sous l'impulsion du primat d'alors, le cardinal Yu Pin, l'église catholique joua un rôle anticommuniste et s'identifia -trop, disent les censeurs- avec le régime de Chiang Kaï-shek. À cause de la barrière linguistique, elle négligea les Taiwanais et confia les terres de mission aux prêtres étrangers.
Tout cela a changé mais lentement, aux yeux des jeunes curés, bien que les oeuvres sociales de l'église soient considérables. Le fonctionnement hiérarchique de l'institution est renforcé par le conservatisme de toute organisation chinoise. Comment, dans ce contexte, évolueront une foi et un modèle qui seront bientôt sans beaucoup d'animateurs? C'est bien la question que posaient les funérailles de l'évêque. Mais, au Seigneur, il faut la vérité et, foi de mécréant, je veux témoigner de la grandeur de cette église que j'ai connue et dans laquelle la charité n'était pas seulement un métier mais aussi une noble inclination.
Année après année, je visitais les bons pères des Missions étrangères de Paris qui tenaient depuis trente ans le district-nord du diocèse de Hualien, fondé par notre bon et feu Monseigneur Vérineux. Année après année, les tempes grisonnent mais les bûcherons de la foi tiennent bon; bûcherons car les pères ne sont généralement pas des spéculatifs mais des pétrisseurs de la pâte divine, qui labourent d'obscures paroisses de montagne et se coltinent les orphelinats et les maisons d'handicapés. C'est à eux qu'on doit le fervent catholicisme des ex-tribus malayo-polynésiennes de la côte est. Ils savent encore être les témoins d'une époque révolue, celle où la soutane missionnaire était bannière et où les idolâtres se convertissaient.
C'est fini, l'idolâtrie est morte et le clergé chinois a pris la relève. Ils n'en conçoivent d'autre amertume, si naturelle pourtant, que celle de vieillir et conservent en eux cette formidable absence de doute qui leur permet encore de témoigner, avec une grande dignité.
Ce dimanche là, c'était le deux avril et la réunion des quelques vingt pères français du diocèse, presque la moitié du clergé gaulois de Formose.
En tête, l'hôte, le Père Brunet, hôtelier aimable de la très belle maison provinciale, fin et inspiré jardinier, bâtisseur à la pierre dans le sang et gentil compagnon.
Derrière, le béret immense du Père Bareight, basquerie qu'il n'ôtait jamais ( même pas pour la messe, plaisantait-on ) mais qui ne l'empêchait pas d'être un fin orientaliste.
Le Père Duris, un vieux du Setchouan devenu médeçin mongol, ( entendre guérisseur) et grand dépositaire de la culture amizu qui se meurt doucement.
Le Père Cuerq qui travaille en milieu ouvrier, si habité de justice et de charité qu'il en devient hagard et le Père... et le Père...(Dieu me pardonne le péché d'omission)... tous les autres...tous divers, tous polyglottes en diable, tous joueurs de belote, tous ergotant sur les mérites comparés du tibétain et du taiwanais pour l'approche théologique, que je tairai car la litanie des saints fait dormir.
Plus au nord, à et autour de Taipei, c'est la province jésuite, une autre école, une autre ascèse, un autre style; en tête, bien sur, l'institut Ricci des études chinoises et ses savants.
Le Père Raguin a tellement étudié le bouddhisme et le taoïsme qu'en d'autres ages il eût senti le fagot. Qu'importe, ce monde est désormais d'oecuménisme et il parcourt le monde habité pour dispenser des cours sur le chamanisme ou la comparaison de Maître Eckard et de Huineng, hier à Bruxelles, demain à Canberra, toujours repassant par Taipei pour pousser les feux du grand oeuvre, le grand dictionnaire français de la langue chinoise, et pour enseigner la mystique taoïste en chinois aux chinois.
Le Père Lefeuvre a consacré sa vie à une des plus importantes manifestations de Dieu sur terre, les inscriptions oraculaires chinoises du deuxième millénaire. Il y a gagné une réputation planétaire et une profonde et terrestre distraction des choses de ce siècle.
Le Père Poulet-Mathis a quitté les études et perinde ac cadaver, costume strict et attaché-case, toujours entre deux avions, poursuit le dialogue entre les églises d'Asie et les non-chrétiens. Rude tâche mais qui pourrait résister à la radiance de sa foi et de sa bonté.
Plus loin, au large, le franciscain de Quémoy, le Père Druetto. En ses soixante ans de Chine, il a connu le Hunan, quatre années destructrices à la "libération" et depuis 1953 le "bastion avancé". Il y fut longtemps le seul médecin civil de l'îlot, à cheval (il en eut deux), en moto (une) qu'il chevauche toujours par tous les temps, ce qui à plus de 80 ans...Il bâtit de ses mains l'hôpital, l'église, l'écurie et la croix géante d'où il tomba un jour dans un lit de malade à Taipei, où je le vis avant son retour aux avant-postes. Tous les matins, il continuait à se rendre à l'extrême-est de Quémoy, à toucher le continent, et priait pour le retour au Hunan. Il retournerait à son Marseille natal ( revue une fois dans le demi-siècle) si et seulement si la route du retour passait par le Hunan...
Tout cela n'est pas peu et les chinois le savent et connaissent ces personnages qui au fil des ans et des disparitions deviennent des légendes. Je ne suis pas très sûr qu'ils en créditent la foi dans le Sauveur de Jérusalem mais ce n'est peut-être pas très important. Les nôtres rejoignent les leurs, grand colonne des hommes saints, en route vers la maison du Père où il y a tant de portes et où les dieux reconnaîtront les leurs comme les nôtres; le frère fleurissant le martyr des lépreux, la soeur belge visiteuse des malades, la soeur espagnole laveuse des corps si affligés que seule la foi les nettoie et tous ceux pour qui le ciel n'aura pas assez d'arcs de triomphe. Une si belle trace ne saurait disparaître, Inch'allah.
L'officialité chinoise, encombrante par nature, a toujours préservé, au long de l'histoire, des espaces de liberté où s'ébattaient les ermites têtus, les moines chan, les lettrés égarés et les originaux de tout poil. La race de ces derniers n'est pas éteinte et Taiwan en offre une belle galerie, fort prisée du public et quasi religieusement respectée.Voici la mienne.
Monsieur J, héritier d'une belle fortune et chevalier d'industrie, jeune encore, trébucha sur la bouddhéité qu'il portait en son coeur. Il abandonna les affaires et se mit à l'école d'une des rares sectes agressives du bouddhisme. Il épuise cette agressivité par de rares mais violentes bordées dans les mauvais lieux de la ville, d'où il ressort écumant de sainteté.
Je le vis un jour, pendant une de ses traversées du monde, participant à un repas de noces, et tout saisi de charisme, s'adressant aux convives sur le thème " vous n'êtes pas des êtres, vous n'êtes pas des choses, vous êtes des riens". Gros émoi on s'en doute mais les chinois sont tolérants, surtout à table.
Monsieur H, électricien peu lettré mais de génie, collectionna toute sa vie les antiquités aborigènes de l'île jusqu'à remplir, au delà de toute raison, son immense maison de cinq étages, la seule de la ville où il faille longer une pirogue de six mètres de long pour accéder à la salle à manger. Fortune (grosse) faite, il se mit à écrire et, grâce à l'aide d'un jeune sinologue anglais employé par lui à plein temps, publie de remarquables ouvrages d'ethnologie en anglais. Le dernier né, les rites des pêches de printemps chez les Yami de l'île des Orchidées.
Monsieur H n'est pas sorti de chez lui depuis des décennies, type parfait du Monsieur Ferme-sa-porte qui a tant hanté l'histoire. L'après-midi, il consulte car il est un médecin traditionnel très connu. Les matins, il les consacre, depuis vingt ans, aux commentaires de textes éducatifs et moraux qu'il fait imprimer et distribuer, à ses frais, de par toutes les diasporas chinoises du monde. A ce jour et dans cette formidable bataille contre la montée de l'immoralité, plus d'un demi-million d'exemplaires de ses commentaires ont été diffusés urbi et orbi.
Monsieur L naquit aussi sous les auspices les plus fortunés; un amour malheureux lui fit négliger le commerce et le poussa à l'austérité des études. Il est devenu pauvre et savant, un spécialiste de Confucius, d'un gênant manque d'orthodoxie car il soutient que le Premier des sages était le fils d'une prostituée. Le livre qu'il publia sur cette thèse originale le fut au Japon et en japonais...car insulter Confucius à Taiwan, c'est insulter toute la Chine.
La galerie, on s'en doute, pourrait être peuplée à l'infini des personnages étonnants qu'appelaient les Sept Sages de la forêt de bambou et autres iconoclastes de tous poils, tel le fameux moine qui vivait nu dans sa chambre et qui disait à ses visiteurs: le monde est ma maison, ma maison est mon caleçon, je suis nu dans mon caleçon. Et puis, n'est-ce-pas le plus grand, le plus irrespectueux, le plus fou et le plus inopiné des Chinois, Zhuangzi, qui écrivait du temps de Socrate: "Dieu est même dans la merde".
La mort n'habite pas la cité chinoise comme elle hantait la ville chrétienne car elle n'a pas d'iconographie propre ni même d'existence autonome. Elle ne projette pas les images funèbres qui maculent certains mondes méditerranéens et plus encore sud-américains dont la foi est éclatée aux sacrements primordiaux.
Au contraire, l'enterrement chinois est manifestation de bon augure car, oriflammes au vent et percussions battantes, il emporte le malheur de la journée vers un cimetière qui n'est fréquenté et nettoyé qu'une fois l'an, au temps du balayage des tombes du festival de la lumière claire ( Qingmingjie).
La mort n'occupe pas non plus cet espace si particulier au Japon voisin où, volontaire, elle sanctifiait les voies de l'exigence: celle de l'honneur militaire, des leçons finales du désespoir, des hauteurs impossibles de l'amour et du dévouement, voire les stases ultimes de la religiosité. Si la mort du japon pouvait être un art, celle de la Chine parait encore un accident, une chose de la vie, même si c'est la dernière.
De fait, le suicide chinois reste du banal et de la triste nécessité, quasi immédiate. Il ne porte pas en lui ( sauf en des exemples de censure confucéenne du pouvoir trop célèbres pour être communs ) l'ombre d'un leçon morale ou d'une apothéose rêvée, préparée et exécutée rituellement. Peut-être même est-il marqué plus qu'ailleurs au sceau de l'abandon de toutes valeurs et de l'indifférence des spectateurs; il n'y a pas, en effet, de certitudes plus fortes ni de devoirs plus impérieux que ceux imposés par l'appartenance à son groupe envers qui la désertion est trahison capitale. Et pire que tout, désertion de l'idée que ce groupe n'était plus capable de dénouer les ficelles de la tragédie frappant l'un de ses membres.
Le décès chinois est encore exercice des vivants car il donne l'occasion de mesurer, pour la énième fois, le bien commun du défunt et de ses survivants, la densité et le poids du groupe. En ce sens, la mort n'est pas dans la catégorie de la non-existence et son efficace perdure après une disparition qui n'était qu'un pas de plus sur le sentier des générations.
Il perdure mais ne porte personne à la métaphysique des ancêtres ou de la réincarnation, tant le monde est celui des phénomènes. C'est la réponse que fit le chan ( zen ) en ignorant l'intellectualisme torturé des aspirations du bouddhisme indien. La mort est d'abord en ce jardin et n'est donc pas plus signifiante que le jardin lui même.
Pour replacer ce dernier dans la forêt occidentale, interrogeons nos mots et nos maux. La Chine n'est peut-être pas une terre d'idéalisme et d'éternité ( celle-ci étant limité par la durée de l'histoire ), encore moins de transcendance, même si elle connaît des écoles de salut et d'espérance dans le bouddhisme. Terre d'immanence, bien plutôt, et attachée à son réel qui n'est qu'apparence. Tel est bien le sens de cette a-définition du chan que je redonne ici.
de la graine
sort la fleur
et pourtant
il n'y a
ni graine
ni fleur
En un ( gros ) mot, est-ce que la mort projette ici sur moi-mourant et toi me-regardant-mourir les mêmes angoisses suffocantes ( et mortelles en elles-mêmes ) qu'en Occident ? Pas évidemment, si on en juge par le stoïcisme des deux parties et l'importance des rites sociaux. Confondant mystère, qui parait vouloir des fins si différentes, pour moi qui aurai ma mort de péché originel et, inch'allah, de salvation.
Du chaos premier et indifférencié furent séparés les deux emblèmes du monde, le yin et le yang, les deux catégories sous lesquelles se rangent les dix-mille êtres: le féminin, le froid, l'obscur, la terre, d'une part, le masculin, le chaud, le clair, le ciel, d'autre part. Comme le jour devient nuit et comme la nuit profonde porte en elle son germe d'aurore, l'univers tout entier est jeu sans fin d'une catégorie à l'autre, sans qu'aucune n'existe excluvivement et uniquement. Une porte peut donc être ouverte et fermée. La plus pure peinture blanche est celle qui contient le soupçon d'un pigment noir.
Ce dualisme cosmologique habite toutes les representations; le champ social n'y échappe pas. A l'interieur ( nei ) s'oppose dynamiquement l'exterieur ( wai )