LE  FAIT  RELIGIEUX
 
 
 
 Religion du Japon, une affaire de culture plutôt que de croyance
François Macé, Institut National des Langues et Civilisations Orientales
Résurgence d'un pèlerinage taoïste en Chine
Isabelle Ang, Collège de France
Le chamanisme dans la Corée d'aujourd'hui
  Alex Guillemoz, Centre National de la Recherche Scientifique

 




RELIGION DU JAPON
UNE AFFAIRE DE CULTURE PLUTOT QUE DE CROYANCE
 
François Macé
Institut National des Langues et Civilisations Orientales

On peut distinguer deux sortes de clichés à propos de la religion au Japon. Le premier concerne l'image occidentale du Zen et du tir à l'arc, des tournois de sumo et le portique en bois shinto d'Isé. Une autre série d'images concerne les sectes, la Sokkagakai ou la secte Aum, le phénomène de nationalisme japonais lié au shinto et au culte impérial. Tout cela offre une série d'images peu cohérentes qui posent en fait des problèmes de classification.

Au Japon, les religions dépendent du Bureau de la Culture qui publie un annuaire, le Zongjiao nianpu..Les groupements religieux y sont répartis en quatre catégories :
1) ceux qui se rattachent au shinto,
2) le bouddhisme,
3) le christianisme,
4) les divers.
Sous ces étiquettes, on trouve une multitude de groupements. Le bouddhisme regroupe douze grandes sectes et une centaine de sous-sectes. Il en est de même pour le christianisme. On observe par conséquent un grand émiettement.
Dans ce classement, on commence toujours par les dieux nationaux. Aux XII-XIIIe siècles, quand il y avait des cérémonies à la cour, on commençait toujours par le shinto qui avait la préséance. Au Japon, malgré la séparation de l'Etat et des religions, cette habitude a persisté.
La quatrième catégorie regroupe les nouvelles religions classées selon leur ancienneté :
- anciennes nouvelles religions (XIXe siècle)
- nouvelles religions (XXe siècle)
- nouvelles nouvelles religions : le Mahikari.
Actuellement, on considère comme religion ce qui est reconnu par la loi : bien qu'il y ait séparation des églises et de l'État, les groupements religieux ne paient pas d'impôts de succession et bénéficient de privilèges; il est de plus très facile pour un groupe de se faire reconnaître comme groupement religieux.

Il existe un contenu doctrinal de ces groupements : quand on parle de shinto, c'est le discours officiel d'un groupement privé, mais héritier d'une structure d'État qui a fonctionné de 1873 à 1945. Il est centré sur le culte de la nature et le culte des ancêtres.

Quelle était la religion primitive du Japon ? Le terme shinto est en fait d'origine chinoise. Sans la rencontre de la Chine, on ne parlerait pas de shinto. Mais c'est paradoxalement une forme de réaction contre l'État à la chinoise. Le costume shinto est d'ailleurs celui des fonctionnaires de Hei'an, qui était lui-même celui des fonctionnaires chinois des Tang. Le shinto n'est pas une religion animiste. Le culte des ancêtres est curieux, car pendant longtemps, le shinto a laissé aux bouddhistes ce qui concernait la mort. L'empereur Meiji fut le premier à savoir qu'il serait divinisé à sa mort (XIXe siècle). Le shinto est par conséquent difficile à cerner.

Le bouddhisme offre un aspect profondément religieux, y compris le Zen dans sa pratique au Japon. Mais il reste surtout un "bouddhisme funéraire".

Qu'est-ce qui distingue un fait religieux d'un fait culturel ou coutumier ? Donnons un exemple. A la veille du Nouvel An, on rend une première visite au sanctuaire de l'année (shinto ou bouddhique). Est-ce une pratique religieuse ou non ? Les missionnaires considèrent cela comme religieux, mais pourtant, lorsqu'il y a cinq ans, des missionnaires américains arpentaient la ville en demandant avec des hauts-parleurs aux gens de se repentir, ils ne parlaient pas du même fait religieux. Mettre un Saint-Christophe dans sa voiture peut être considéré au Japon comme un fait religieux.

Que représente le fait religieux au Japon ? Examinons les statistiques officielles données par les groupements religieux, lesquelles ne sont certes pas fiables en ce qui concerne le nombre de fidèles. Les sanctuaires shinto sont implantés dans un quartier : l'association de quartier donne une somme pour l'entretien du temple; or tout donateur est considéré comme un fidèle du temple.  Par ailleurs l'affiliation à une association de quartier est fortement conseillée. De la sorte, 90% de la population est shinto.
Au XVIIe siècle, le Japon interdisant le christianisme, tous les Japonais durent s'inscrire dans un monastère bouddhique. Chaque monastère gardant jalousement ses listes, tous les membres de la famille sont considérés comme bouddhistes, ce qui représenterait 70% de la population. Il y aurait donc plus de pratiquants que d'habitants au Japon !

L'Islam est la première communauté de gens d'Asie centrale ayant fui la révolution russe la moins minoritaire avec les immigrés. Le judaïsme est la communauté juive allemande venue au Japon : rêve d'une communauté juive en Mandchourie mais qui est ultraminoritaire.

Sondages et chiffres depuis 1980
Quand on demande aux Japonais s'ils ont une religion :
— 71% disent non
— 13% se déclarent bouddhistes
— 2% se déclarent chrétiens
— 1% se disent shinto.

Cela montre que pour les Japonais, le shinto n'est pas une affaire de croyance. L'État veut exercer un contrôle sur les nouvelles sectes. Mais là se pose un problème : qu'est-ce qui est religieux ou non ? Ce sont notamment les associations chrétiennes qui mettent ce problème en avant.

On voulait restaurer une statue de Jizo, souvent placé à des carrefours et grand protecteur des enfants et des chemins. Un pasteur protestant s'y est opposé en disant qu'il fallait respecter la séparation entre le domaine du religieux et celui de l'État. Mais les gens ont répondu : c'est la coutume. Il existe donc un problème politique des rapports entre le shinto et l'État.

Le sanctuaire de Yasokumi à Tôkyô, au nord du Palais impérial, est le lieu où l'on vénérait les soldats morts pour l'Empereur. En 1945, on y a ajouté la liste des criminels de guerre. Il existe un lobby au Japon pour l'étatisation de ce santuaire. On doit poser le problème des cérémonies faites par la Maison Impériale; ces cérémonies sont considérées comme privées, bien qu'elles aient été payées sur les deniers publics.
 



 

RESURGENCE D'UN PELERINAGE TAOISTE EN CHINE
 Isabelle Ang
Collège de France

Le terme chinois xin, qui signifie , désigne aussi un contrat passé avec les divinités. Si l'on demande à un Chinois fréquentant les temples à quelle religion il croit, il ne saura quoi répondre. En effet, un Chinois peut faire appel à des éléments des trois doctrines principales de la Chine.

Dans un temple, on peut observer la présence de divinités appartenant à plusieurs doctrines. Ces divinités sont la plupart du temps des êtres humains, guerriers ou personnes mortes trop jeunes, au destin exceptionnel. Ces divinités taoïstes peuvent également être au départ des souffles cosmologiques issus du grand chaos.

Avant d'être une affaire de croyance, la religion est une affaire d'organisation sociale. Les personnes fréquentant un temple taoïste font le plus souvent partie d'une association. Au début du siècle, on comptait à Pékin près de mille cinq cents temples. A l'heure actuelle, ce sont souvent des groupements locaux qui participent à la reconstruction des temples.

Voici l'exemple du pèlerinage à Xu Sun dans le sud de la Chine. Xu Sun était à l'origine un ingénieur hydraulicien qui vivait au IVè siècle. Il fut divinisé. Au XIè siècle on lui construisit un temple splendide. Dès le XIVè siècle des pèlerinages importants s'y déroulèrent. Or, abandonnés depuis 1949, ces pèlerinages ont repris dans les années 80. En 1994, j'assistais à ce pèlerinage, qui se déroula durant un mois entre les septième et le huitième mois lunaires.

Le pèlerinage comporte un circuit partant de leur village jusqu'à l'intérieur du temple. Ce parcours était effectué, il y a quatre cents ans, par la divinité elle-même, mais ce parcours de la divinité dans un palanquin a été interdit dans les années 50. Des groupes représentant les villages claniques viennent faire des dons au temple. Leurs membres portent tous le même nom de famille. Ils se déplacent avec les maîtres taoïstes, les notables du village, et un orchestre.

Le territoire de Xu Sun divinisé s'étend dans le nord du Jiangxi et joue un rôle important dans la dynamique économique. Depuis 1986, les noms des donateurs sont à nouveau inscrits et enregistrés par district.

Sur les stèles témoignant de l'existence de ces pèlerinages au début du siècle, on retrouve en 1908, par exemple, les mêmes noms d'associations que celles qui ont resurgi récemment. Ces pèlerins viennent parfois de très loin : Taïwan, Hong Kong, États-Unis, et ils profitent de ce voyage pour nouer des relations économiques.

Le lien entre ces pèlerins s'effectue par le partage de l'encens. Ainsi, des émigrants volontaires se rendent aux États-Unis pour emporter une poignée d'encens et fonder un temple, affilié au temple-mère. On voit que l'adhésion à une association villageoise est quasiment obligatoire sous peine d'être exclu, et que ces associations sont suffisamment fortes et organisées pour que les relations avec les fonctionnaires locaux existent.



 

LE CHAMANISME DANS LA COREE D'AUJOURD'HUI
 Alex Guillemoz
Centre National de la Recherche Scientifique

La Corée étant un pays moins connu que le Japon, il est plus rare d'avoir affaire à des clichés simplistes concernant ce pays. Cette péninsule est dans ses frontières naturelles depuis 668.

Si le bouddhisme s'est implanté en Corée entre le IVe et le VIe siècle, l'influence confucéenne ne tarda pas à s'y installer. En 958, on instaura des examens uniquement en chinois pour recruter les fonctionnaires. Cela eut un effet très important, car les textes écrits aux VI-VIIe siècles n'ont pas été recopiés et ont disparu. En 1446, apparut un mouvement contraire avec l'invention d'un alphabet coréen composé de dix voyelles et quatorze consonnes. Celui-ci fut rejeté par les lettrés qui ne voulurent pas mêler la leur à la langue parlée par les femmes et les gens du peuple. Du XIII au XIXe siècle, la Corée fut un royaume confucéen strict influencé par le courant de pensée de Zhu Xi. Les moines furent écartés du pouvoir politique et chassés de la capitale. Ils ne purent revenir à Séoul qu'au XIXe siècle. Le rôle du bouddhisme est par conséquent différent en Corée de celui qu'il eut au Japon et en Chine. Ainsi l'influence du bouddhisme sur la vie a diminué tandis que le modèle néoconfucéen s'implantait progressivement.

Examinons la situation actuelle. Les données statistiques concernant la Corée du Sud correspondent aux déclarations faites par des groupements religieux; aussi sont-elles à prendre avec précaution.
- 1983 : 39% des Coréens se disent adeptes d'une religion. Pour 40 millions d'habitants, on compterait 25 millions de bouddhistes, 11 millions de catholiques, 2 millions de protestants.
- 1993 : 50% se disent adeptes d'une religion.

En Corée, les religions se disent zongjiao, et l'on désigne le protestantisme comme la xinjiao "la nouvelle religion".

Officiellement, on ne parle pas du chamanisme alors qu'il est pourtant très vivant. Les lieux de culte sont répertoriés et le nombre d'adhérents reste stable; on compte 12 000 moines, mais les moniales, sans doute aussi nombreuses, ne sont pas répertoriées. On compte un chamane pour mille habitants. Le chamanisme a en face de lui le confucianisme. On peut, sommairement, dire que les lettrés sont confucéens et les femmes chamanes.

Le chamanisme n'est pas syncrétique dans ses déclarations mais l'est dans ses pratiques rituelles. Il distingue :
- les divinités en relation avec le monde végétal (venant du bouddhisme),
- les divinités carnivores et buveuses d'alcool,
- la table des ancêtres et aussi des ancêtres patrilinéaires de la femme,
- sur une autre table, les morts sans descendants, que le chamanisme prend en charge.

Le chamanisme se rencontre non seulement dans des villages de pêcheurs, d'agriculteurs, mais aussi à Séoul. La mobilité religieuse est fascinante, et le phénomène est à l'inverse de ce qui se passe en Occident où il y a de moins en moins de croyants déclarés.

En Corée, le Premier de l'An, chacun va dans sa famille et salue ses parents. Le chamanisme comporte un système de filiation dans un nombre limité de familles élues qui exercent leur pratique en fonction d'un "grand-père".