L’Asie retrouvée,
sous la direction de David Camroux  et J.L. Domenach,
Seuil, 1997, 348 p.
 
 
Analyse critique de ASIE 21
Revue  Futuribles, analyse et prospection, avril 1998 - numéro 230, p.89-91
Catherine BOUCHET-ORPHELIN
 
Au delà du cliché qui présente traditionnellement l’Asie comme une réalité géopolitique et culturelle, l’intensification récente des flux économiques régionaux, les conditions politiques nouvelles de l’après-guerre froide et les succès qui en ont découlé ont fait émerger la question nouvelle de l’identité régionale de l’Asie. L’“asiatisme” existe-t-il ? 

C’est à cette question que les auteurs tentent de répondre –analysant idéologie, doctrine, stratégie économique ou politique, et réalités régionales- en étudiant les positions et poids relatifs des pays d’Asie, dont émergent les trois grands : Chine, Inde et Japon qui sont les seuls susceptibles d’exister par eux-mêmes sur la scène mondiale. 

L’existence de “valeurs asiatiques” apparaît comme l’argument majeur des triomphes économiques. Le développement de ces valeurs morales –liées au confucianisme et à l’islam- expliquerait à lui seul l’ascension de l’Asie, l’Occident étant a contrario en déclin voire en décadence par abandon de ces valeurs. 

Les auteurs rappellent que l’“asiatisme” laisse dans le flou l’existence d’un mode universel des droits de l’homme et qu’il a fourni une légitimité aux pratiques répressives de certains gouvernements : le passage même très partiel, d’une logique marxiste-léniniste  à celles des “ valeurs asiatiques ” signifie, dans la même  mesure, le passage de la terreur à la discipline au service de la création d’un mythe et d’un discours identitaire. Un mythe : le succès par la vertu. Un discours identitaire : “ l’autre ” est un péril. Ce plus petit dénominateur commun montre bien que l’identité promue n’est ni religieuse ni sociale et qu’elle apparaît comme une plate-forme  commune à des sociétés asiatiques  très diverses pour ne pas dire éloignées et aux histoires complexes et chaotiques. Le rêve “asiatiste” est une lente construction intéressée. 

Bien que pénétrée par l’islam, l’Inde a irrigué l’Asie orientale par son rayonnement culturel (essor du bouddhisme et de l’hindouisme). Cela ne l’empêche pas de devenir isolationniste, et de se tourner vers l’URSS dans les années 1950. Le retournement dans les années 1990 vers sa sensibilité “asiatiste”, répond davantage à une logique économique, mais aussi à une vision nationaliste et anti-occidentale. La relation du Japon à  l’Asie est ambiguë et complexe. L’ordre japonais, inégalitaire par essence, confère au Japon-père l’autorité sur ses “enfants asiatiques”. L’“asiatisme” est, pour le Japon, avant tout, une manière de se définir lui-même face aux Occidentaux La Chine développe tout autant que les autres un “asiatisme” intéressé pour renforcer son poids politique à l’intérieur du pays mais aussi sur la scène internationale. Cela ne l’empêche pas d’éprouver des difficultés rémanentes pour comprendre  ses deux grands voisins : le Japon pour son choix de l’occidentalisation  et pour la réussite de sa transformation économique ; l’Inde parce qu’elle a choisi la voie démocratique sans s’effondrer. L’autosuffisance et un extraordinaire mépris pour les voisins asiatiques restent des facteurs dominants du comportement chinois. 

Un nouveau poids politique chinois... 
C’est en Chine que les développements et effets récents de l’“asiatisme” sont les plus spectaculaires. Cela constitue l’un des temps forts du livre. L’espace régional asiatique autonome créée par la fin de la guerre froide est une aubaine pour la Chine. Elle y devient le principal intervenant cultivant désir d’imitations des capitalismes d’Asie, et maîtrisant encore un développement très rapide dans un environnement politique s’inspirant des régimes autoritaires tels que celui de Singapour. 

Dans un monde où il n’existe plus que la superpuissance américaine, la Chine a compris tout le parti qu’elle pouvait tirer de l’espace stratégique majeur que constitue l’Asie et d’un retour à l’“asiatisme”. Elle y a trouvé, depuis Tiananmen,  des contre-feux à un bannissement possible, une aide à son retour  sur la scène internationale et une neutralité –voire un soutien- asiatique dans les crises récentes (Corée du Nord, Taiwan). 

Il est acquis que la Chine suscite dans toute l’Asie des attentes et des préjugés de plus en plus favorables. L’idée que la culture chinoise puisse permettre à l’“asiatisme” de devenir une idéologie semble partagée par ses voisins qui attendent de la Chine qu’elle dépasse sa capacité à fédérer des pouvoirs despotiques et à impressionner par son potentiel économique. C’est à cette seule condition que –“ dragon géant ” tantôt menaçant, tantôt protecteur- intégrée au système international, la Chine pourrait devenir la Mecque de l’“asiatisme”. 

... au service d’une Chine confucianiste à reconstruire, toujours “ impérialiste ”  
Les succès chinois n’ont, cependant, pas réglé un réel problème identitaire né d’une triple crise politique, sociale et morale : le communisme disparaît, les mutations sont trop rapides et l’argent ne peut  à lui seul servir de valeurs morales. Face à une intelligentsia chinoise qui a déserté, la grande majorité des Chinois cherche de nouvelles valeurs ou de nouvelles normes. Le tête-à-tête entre la masse de la population et ses dirigeants politiques ne pourra se limiter à l’expression d’un nationalisme et d’une soif de consommation qui ont remplacé les espoirs démocratiques émis par une minorité en 1989. Les dirigeants chinois savent n’être que provisoirement dans une situation aisée. Ils semblent à ce titre être favorables à la restauration du confucianisme et à ses tendances nationalistes qui semblent dicter la politique de traitement des crises menée par la Chine (problème Taiwan). L’attitude chinoise envers l’Asie reste, de ce point de vue, déséquilibrée. Depuis le début des années 1990, la Chine a beaucoup  reçu, elle n’a guère donné. Va-t-elle bientôt se servir ? 

La position de la Chine donne une bonne image de la complexité de cet asiatisme. La Chine est rentrée en Asie, mais nul ne sait ce qu’elle y fera. Sur ce point, comme sur d’autres, l’ouvrage nous fait partager les certitudes et les doutes de ses auteurs confrontés à l’hétérogénéité asiatique et à un côté “ méthode Coué ” du discours asiatiste. Ce discours ne cache-t-il pas un malaise profond de l’Asie ? Avec clarté et précision, les auteurs détaillent les positions de tous les protagonistes et développent les rapports entre religions, mentalités et comportements. La qualité de l’ouvrage et la situation actuelle de la “crise asiatique” poussent le lecteur à attendre une suite de l’analyse d’ici quelques temps. 
 

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