RETOUR D'INDONÉSIE

Exposé de François RAILLON
(notes de séance du 11/01/1999, établies par Rémi Perelman pour Sources d'Asie)

 L'exposé dont il est rendu compte ici a été prononcé dans le cadre d'Asie 21 (Futuribles International) moins d'un mois après le retour, fin décembre, du second long périple effectué par François Raillon en 1998 en Indonésie (Java, Bali et Sumatra), au cours duquel il a pu interviewer le Président Habibie. Son précédent voyage : avril. 

François Raillon fréquente l'Indonésie depuis une trentaine d'années. 
 


 
Avant-propos

L'Indonésie est le pays en crise de l'Asie en crise. Le 21 mai 1998, le général Suharto laisse le pouvoir à Bacharuddin Yusuf Habibie. Les causes déterminantes de la crise qui secoue le pouvoir jusqu'au sommet sont extérieures tandis que les causes internes ont accéléré le processus. 

 1) La situation écononomique et sociale en janvier 1999

En 1998 le pouvoir d'achat est brutalement divisé par trois. La proportion de ceux qui vivaient sous le seuil de pauvreté passe de 10% d'une population de près de 200 millions d'habitants à 40 %. Ce bouleversement explique aisément les violences qui se sont manifestées à l'automne. Mais dans ce contexte général, il convient de distinguer deux "Indonésie" :  Java, lieu de tensions et  le reste de l'Archipel resté  relativement prospère. Quelques indices positifs peuvent être observés. La roupie s'est stabilisée par rapport au dollar, l'inflation a  régressé et les exportations n'ont été inférieures que de peu à 1997, le système bancaire, l'aide internationale est de retour. Mais le ratio du service de la dette extérieure atteint presque 50%. Pour que le rétablissement économique se confirme, il va falloir que la stabilité politique sorte des urnes en juin prochain. 

2) La situation politique

la session spéciale de l'Assemblée du 13 novembre 1998
Elle avait pour objet d'entériner les réformes proposées par le gouvernement sous la pression populaire, exprimée notamment par les étudiants. Leurs objectifs : traduire en justice le général Suharto pour enrichissement illicite  et mettre un terme à la  fonction politiquede l'armée. 
la situation en janvier 1999
Habibie affronte une situation politiquement explosive. Les libertés qu'il accorde risquent de lui coûter cher. 
les élections législatives de juin 1999 : quatre partis, quatre scénarios
Le Golkar d'Habibie, le Parti Démocratique Indonésien de Mégawati, le parti d'Amien Raïs et  celui de A. Wahid, qui pourrait  faire alliance avec le Golkar. 
Le scénario institutionnel, le scénario "putsch" , le scénario islamique et le scénario de la balkanisation. 
l'armée, garante de l'unité nationale
Si les officiers sont majoritairement javanais, musulmans, un tiers des officiers généraux sont d'ethnie batak et chrétiens, l'ensemble partage une solide conviction unitaire. Cependant, l'armée présente quelques faiblesses :  effectifs infimes,  rivalités entre chefs  consacrés à leurs affaires plus qu'à leurs troupes sans remettre en cause le loyalisme de la majorité d'entre eux. 

3) L'attitude des pays étrangers

Le glissement rapide de la crise de l'économie à la politique, avec le seul départ d'un Chef d'État de toute la région a provoqué des réactions concentriques dans le monde, notamment au Japon, en Chine, en Europe et aux   États-Unis. 

Conclusion


 
AVANT-PROPOS

L'Indonésie est le pays en crise de l'Asie en crise. 
Et cependant la situation, même si elle n'est pas brillante, est loin d'être aussi dramatique que la décrivent complaisamment les médias américains et français, qui, sans sortir de la capitale, n'y auraient vu que des émeutes. En réalité, tout juste un petit sentiment d'insécurité, le soir à Jakarta, plus ou moins justifié selon les quartiers. 

Revenons quelque peu en arrière. 
Le 21 mai 1998, le général Suharto, qui venait, après 32 ans de pouvoir autoritaire, d'être réélu pour la septième fois, accepte de quitter la présidence de la République Indonésienne sous la pression de la population (les émeutes qui se sont produites du 12 au 14 mai ont fait plus de 1 200 victimes. et laisse le pouvoir à Bacharuddin Yusuf Habibie, Vice-président, chargé selon la Constitution de remplacer le Président empêché. 

Quelles sont donc les causes de la crise qui secoue le pouvoir jusqu'au sommet ? 
Le poids des causes extérieures a été déterminant, car l'économie indonésienne, très extravertie, a été frappée par la chute de sa monnaie. La crise a entraîné l'intervention du FMI, dont on peut penser qu'elle aurait pu être plus efficace en étant plus adroite, soulevant une population ulcérée par l'arrogance de l'institution. 
Les causes internes ont facilité voire accéléré le processus : 1) un système bancaire boiteux, la dérégulation de 1988 ayant provoqué la prolifération   d'établissements créés  (d'une vingtaine avant 1988 à plus de deux cents.) et fonctionnant sans grande rigueur, 2) le népotisme, ouvert car quasiment traditionnel (dans le fil d'une tradition séculaire : les princes javanais avaient " leurs marchands î, la Compagnie des Indes néerlandaises puis la République en ont prolongé la pratique ) . Sans être à l'origine des mécomptes, il a cependant alourdi la situation en freinant les décisions qui auraient du être prise, 3) les élites, "faites" par Suharto, ont considéré qu'il ne leur était plus utile. 

Ce point constitue un sérieux handicap pour Habibie à qui l'on reproche d'être le "clone" de Suharto, dont il avait été l'élève avant d'en être le dauphin. Il doit aujourd'hui faire face à une crise économique grave, une situation sociale instable et une menace politique sérieuse. Le pays attend en effet un changement profond plus qu'une simple série de réformes ( il ne faut pas se laisser leurrer par le mot "reformasi" utilisé par les Indonésiens, car il est plus fort que son faux homologue français : les "réformistes" se partagent en deux camps , celui des réformistes modérés (en faveur d'une évolution maîtrisée) et les réformistes radicaux, en fait, de véritables révolutionnaires)

I - LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE EN JANVIER 1999

L'économie avait très honorablement progressé de 1965 à 1997, le revenu par habitant passant de 60 à 1 200 dollars par an (3 500 en parité de pouvoir d'achat). Or, en 1998, le pouvoir d'achat est brutalement divisé par trois. Il a fallu jusqu'à 15 000 roupies pour un dollar, alors que l'année précédente, il en suffisait de 2 500. La situation s'améliorant tant bien que mal, le cours est remonté, se stabilisant aux alentours de 8 000 roupies par dollar, soit un revenu de l'ordre de 900 dollars par habitant et par an. 

La crise a gravement frappé les deux extrémités de la chaîne sociale, car les plus riches ont été ruinés par l'effondrement de la Bourse tandis que de nouveaux pauvres sont apparus. Avant le mois de mai 1998, la proportion de ceux qui vivaient sous le seuil de pauvreté, selon les critères de la Banque mondiale (moins de 1$/j), était évaluée à 10% environ d'une population de près de 200 millions d'habitants, on l'estimait, fin 1998, à 40 %. Ce bouleversement explique aisément les violences qui se sont manifestées à l'automne. Parmi les facteurs aggravants : l'absence de dispositions sociales et l'impossibilité du retour au village, refuge resté longtemps traditionnel par temps difficile. Trente ans de migrations rurales, fortes et continues, ont en effet distendu les liens et modifié le poids relatif de la ville aux dépens de la campagne. De plus, la détérioration des conditions climatiques (El Nino, qui  apporte, d'une manière récurrente depuis plusieurs années, la sécheresse sur ce versant du Pacifique, tandis qu'à l'inverse, El Nina se traduit par des précipitations excessives, avec son lot d'inondations et d'érosion des sols)  a eu pour conséquence un appauvrissement de la société rurale peu favorable à l'accueil des parents partis travailler en ville. Alors que la recherche du consensus était la règle en Indonésie, les violences ont pris un caractère interethniques brutal. Pillage de magasins chinois, incendies d'églises  (ceci n'est pas réellement nouveau, car depuis l'indépendance en 1949, près de cinq cents églises ont été brûlées, c'est la liberté de la presse, acquise ces derniers mois, qui jette une lumière subite sur ces débordements attisés par la crise) construites en milieu musulman, le dynamisme des chrétiens (9 % de la population totale, mais 15% à Java attirant la jalousie. Mais aussi de mosquées, à l'est de Bali, par exemple, où les chrétiens forment 75 % de la population. 

Dans ce contexte général, il convient de distinguer deux "Indonésie", dont les réactions à la crise sont à l'opposé. D'une part, Java. La surpopulation chronique (60 % d'une population de 200 millions d'habitants y vit sur 7 % du territoire national. Java s'accroît annuellement de 1 800 000 h.), en elle-même source de tensions, se conjugue avec une concentration de population ouvrière ( l'abondance d'une main d 'oeuvre bon marché à Java explique pour une part que l'industrie s'y soit développée et concentrée) , directement affectée par l'effondrement du système bancaire et la perte de valeur de la monnaie. Cette Indonésie ressent pleinement la crise. D'autre part, le reste de l'Archipel, aux ressources naturelles abondantes (forêts, mines, pétrole, plantations) et sous-peuplé, demeure relativement prospère. L'exportation d'huile de palme, de café, de cacao, pratiquée en dollars, permet d'encaisser plus de roupies qu'auparavant (jusqu'à 15 000  au lieu de 2 500 par $), ce qui, malgré une indéniable érosion monétaire, laisse des marges confortables. De plus les mesures prises par le gouvernement Habibie commencent à faire sentir leurs effets. Cette situation  contrastée est peu ou mal rapportée par la majorité des médias. La dispersion même des opérateurs économiques dans l'immensité de l'archipel indonésien s'y prête mal, à l'inverse des événements observés dans la capitale où séjournent la plupart des journalistes. 

Conclusion provisoire

A l'instar de ce qui se passe en Corée et en Thaïlande, où le FMI est intervenu, quelques indices positifs peuvent être observés en Indonésie. Le taux de la roupie s'est stabilisé par rapport au dollar, l'inflation a rapidement régressé et tendait vers zéro à la fin de 1998, le montant des exportations (52 MM$) n'a été inférieur que de quelques points seulement (de l'ordre de 1,5 %) à celui de 1997, alors que l'on s'attendait à une chute importante du fait de la crise bancaire. Le système bancaire, précisément, est en voie d'assainissement, avec une politique de fermeture des établissements défaillants, visant à ramener leur nombre à la cinquantaine. L'aide internationale est de retour. Mais le ratio du service de la dette extérieure atteint presque 50%. 
Pour que le rétablissement économique se confirme, il va falloir que la stabilité politique ? cruciale au regard de la confiance des investisseurs internationaux ? sorte des urnes en juin prochain. 

II - LA SITUATION POLITIQUE

 La session spéciale de l'Assemblée du peuple de novembre 1998

L'Assemblée Consultative du Peuple est l'instance suprême du pays. Sa session spéciale du 13 novembre dernier avait pour objet d'entériner les réformes proposées par le gouvernement sous la pression populaire, exprimée notamment par les étudiants. Mais, après une accalmie qui durait depuis juin 1998, ceux-ci contestent la validité de cette Assemblée "d'ancien Régime" et entendent imposer des réformes plus radicales. Parmi leurs objectifs, deux leur paraissent importants : traduire en justice le général Suharto pour enrichissement illicite, le système Suharto, dont la fortune est évaluée à 40 millions de dollars, ne consistant pas à puiser directement dans les caisses de l'État, mais à travers des fondations charitables, alimentées par les hommes d'affaires d'origine chinoise (les cronies), priés de verser leur obole en reconnaissance de la passation de contrats d'État. Ce système a été mis en place en 1966 avec Liem Sioe-Liong, l'homme aujourd'hui le plus riche d'Indonésie après avoir obtenu la moitié du monopole d'importation du clou de girofle, l'autre moitié revenant à un frère de Suharto. NB les cigarettes indonésiennes sont parfumées au clou de girofle.   et mettre un terme à la double fonction, politique et défense, accordée à l'armée pour justifier une présence prolongée, devenue sans objet, dans le législatif. 

Les réformistes modérés, non représentés à l'Assemblée, disent leur accord avec les revendications des étudiants, mais font admettre qu'un calendrier de mise en oeuvre étalé sur six ans serait raisonnable et, qu'en tout état de cause, il convenait de laisser le Président Habibie gérer au mieux les affaires jusqu'aux élections de juin 1999. 

La situation en janvier 1999

Pour renforcer sa position dans un laps de temps court, Habibie affronte une situation politiquement explosive. D'une part, il doit faire le jeu de la réforme en sortant le pays d'une longue période de presse contrôlée et de parti quasiment unique, le Golkar. D'autre part, en établissant les libertés fondamentales (libre création de partis et d'organisations syndicales, liberté d'expression et de manifestation), il s'expose à une explosion qui risque de lui coûter cher. Un exemple parmi d'autres : la liberté retrouvée de la presse fait apparaître une réalité longtemps contenue sous le boisseau au nom de l'unité du pays : les conflits interethniques. Il en résulte une "sur-réaction" des lecteurs qui attise les désirs de revanche et parcontagion, le danger d'extension de conflits limités. Un pays où la vie en commun était traditionnellement réglée par le consensus ne semble plus savoir gérer les différences d'opinion dans la sérénité. 

Les élections de juin 1999 : quatre partis

Les élections législatives de juin vont doter l'Indonésie d'un Parlement largement renouvelé et doté d'une nouvelle légitimité, qui permettra de former la nouvelle Assemblée. Celle-ci devra, à partir du mois d'août 1999, élire le Président de la République. Dans quel contexte les élections législatives vont-elles se préparer ? 

D'abord, un mot sur le système électoral. La période précédente, celle de Suharto était placée sous le signe de la proportionnelle, largement manipulée par le Chef de l'État. Discrédité, ce système devait, en juin prochain, être remplacé par un scrutin de circonscription à un tour. Mais avec un grand nombre de partis, cette option semble irréaliste. Il y a donc discussion. La proportionnelle avec seuil à franchir pourrait être reconsidérée avec faveur, car le pouvoir absolu ayant disparu, les risques de manipulation se sont réduits et, d'autre part, c'est le meilleur système pour se compter. Se compter est un enjeu stratégique pour la multitude de partis qui viennent d'apparaître dans le contexte d'ouverture qui prévaut depuis peu. 

On en estime en effet le nombre à plus de cent cinquante. Une caractéristique commune : se voulant rassembleurs, ils parlent tous au nom du peuple indonésien tout entier. Leur nombre et leur dispersion renforce implicitement la position du Président Habibie tant que l'importance de leurs électorats respectifs ne sera pas révélée. Cependant, quatre partis s'imposent par la personnalité de leurs leaders et le nombre de leurs adhérents potentiels. 

Le Golkar, créé en 1964 et au pouvoir depuis 1966. C'est le parti du Président. Le Parti Démocratique Indonésien est mené par la propre fille de Sukarno, Mégawati, dont le charisme est grand dans le pays et qui n'avait pas craint d'affronter Suharto à plusieurs reprises. Le parti d'Amien Raïs, grand libéral et dirigeant courageux, veut séduire la bourgeoisie urbaine. Il pourrait pâtir du passé intégriste de son leader .. (Amien Raïs avait fréquenté l'université de Chicago, où se sont formés un certain nombre d'intégristes, avec une thèse sur les Frères musulmans égyptiens) 
Le troisième parti est celui de A. Wahid ("un" en arabe), traditionnaliste, respecté par les chrétiens, proche de celui de Mégawati. Émanation d'une association mussulmane, compte 35 millions de membres, il pourrait par opportunisme politique, faire alliance avec le Golkar d'Habibie. À ce jour, ce dernier ou Mégawati ont donc des chances de l'emporter. 

Quatre scénarios peuvent être bâtis aujourd'hui.

Le scénario institutionnel verrait la victoire de Habibie. Ses atouts sont considérables et profiteront directement au Golkar, crédité de 30 % des voix, face à une opposition éparpillée. Il vient en effet d'être légitimé jusqu'en juin par l'Assemblée. Le Golkar a eu l'habileté de demander pardon pour ses fautes tout en conservant la main sur l'essentiel des structures et des sources de financement, essentielles pour distribuer les enveloppes électorales. Il a su écarter ses membres les plus hostiles aux réformes. Enfin, il a la faveur de l'armée et pourrait rallier in fine Mégawati Sukarno, à qui son  nom et sa modération lui permettent de disposer également d'un bon crédit auprès des militaires. 

Le scénario "putsch" : bien que discréditée par les exactions commises dans les opérations de police dans les franges du pays, l'armée prend le pouvoir à la demande d'une population désireuse de voir l'ordre public restauré après une période troublée, pendant laquelle elle aura pu assimiler démocratie avec disette et conflits interethniques. L'ancien régime était certes corrompu, mais il assurait la prospérité. Ce serait, en quelque sorte, le scénario birman. 

Le scénario islamique : les musulmans, à majorité sunnite, mais syncrétiques, sont restés discrets au long de la crise financière. L'islamisation pourrait radicaliser la pratique traditionnelle de la religion. Et la crise sociale qui en découle pourrait amener à mettre l'accent sur la recherche d'un ordre religieux qui se transformerait vite en argument électoral. Cependant, Bacharuddin Yusuf Habibie, tout en étant plutôt séculier, sait épouser cette tendance et la contrôler discrètement. 

Le scénario de la balkanisation : l'éclatement du pays, redouté un moment, ne semble plus constituer un risque sérieux, et ce malgré les crises intercommunautaires et les conflits dans les marges du pays (Timor, Irian-Jaya, Sumatra/Aceh, Moluques). À la demande effective de régionalisation, le pouvoir indonésien est capable de trouver des solutions à l'indienne sans accéder à celle du fédéralisme. Les raisons historiques de l'unité mobilisent toujours l'armée, qui y tient plus qu'à la démocratie. La Chine pourrait avoir intérêt à soutenir les mouvements séparatistes pour faciliter sa politique maritime, mais en revanche, aurait à redouter la contagion sur son propre territoire, sans compter sur une complicité passée avec Suharto et reportée sur Habibie. 

L'armée, garante de l'unité nationale

Le haut lieu de la formation des officiers de l'armée indonésienne est l'Académie militaire de Magelang, ville situé au centre de l'île de Java. On y inculque une très forte éthique unitaire (la devise de la République Indonésienne : Bhinneka Tunggal Ika : "L'unité dans la diversité"), voire même une véritable idéologie du grand État séculier résumée depuis 1945 dans les cinq principes fondateurs de la République (Pancasila) que sont la foi en un Dieu, le nationalisme, la justice sociale, un gouvernement représentatif de la souveraineté du peuple et l'humanisme. L'armée indonésienne de cette fin de siècle est l'héritière directe de l'armée révolutionnaire de libération. La double origine des cadres de l'armée aurait pu faire craindre que celle-ci ne soit traversée par des tensions ethniques internes. Il n'en est rien. Si les officiers sont en effet majoritairement javanais, musulmans mais syncrétiques, un tiers des officiers généraux sont bataks, bien que cette ethnie de Sumatra du nord et largement christianisée soit très minoritaire en termes démographiques (de l'ordre de 2 à 3 % de la population indonésienne). Cependant, l'armée présente quelques faiblesses. Il s'agit d'une armée aux effectifs infimes pour un tel pays : 250 000 hommes pour les trois armes, pour la plupart stationnés à Java pour le maintien de l'ordre. Plus grave, Suharto, qui craignait la menace d'un putsch à cherché à l'affaiblir, soit en attisant les rivalités entre chefs, soit en donnant des prébendes à un certain nombre de hauts responsables, qui se sont consacrés à leurs affaires plus qu'à leurs troupes, entamant le crédit moral qui était attaché à leur institution. Ceci ne remet cependant pas en cause le loyalisme de la majorité d'entre eux, qui, face aux troubles actuels et aux critiques dont ils font l'objet, sont obligés de resserrer les rangs. 

III - L'ATTITUDE DES PAYS ÉTRANGERS

Le glissement rapide de la crise de l'économie à la politique, avec le seul départ d'un Chef d'État de toute la région a provoqué des réactions concentriques dans le monde. 

Le Japon, attentif à l'équilibre régional et soucieux de maintenir le lien pétrolier vital avec le Moyen-Orient (les tankers empruntent le détroit de Lombok), participent financièrement au sauvetage du système bancaire indonésien. La Chine  reste dans une neutralité bienveillante . Elle avait profité de transferts financiers provenant de l'opulente société d'origine chinoise de Jakarta. Une intense coopération existe entre "tycoons"  des deux rives (ainsi désigne-t-on les hommes d'affaires les plus influents d'Asie du sud est . En bon français : un magnat), originaires le plus souvent de la province chinoise du Foukien (ou Fujian, province maritime située en face de Taïwan),   ils disposent de leur  propre club à Hong Kong. L'argent sino-indonésien, du groupe Lippo par exemple, passe en effet  par Hong Kong, perd sa nationalité indonésienne et revient se réinvestir en Indonésie avec les avantages, notamment fiscaux, liés à l'investissement direct étranger (IDE).  Aujourd'hui, Pékin ménage  le nouveau Président et n'a pas, par exemple, voulu donner d'écho et encore moins réagir lors des récentes émeutes anti-chinoises qui ont accompagné la démission de Suharto. En Europe, si la France a mal joué (sa diplomatie, prise de court, a été dépassée par les événements entourant la chute de Suharto), l'Allemagne, où Habibie a passé une partie de sa carrière comme directeur de la recherche d'un avionneur important  (il a fini vice-président de Messerschmidt Bolkow Blohm ), l'a soutenu dès le début de son accession à la présidence. 

Quant aux États-Unis, son rôle dans la chute de Suharto semble avoir été tout à la fois déterminant et complexe. La CIA est incriminée pour avoir, selon Abdulrahman Wahid, soutenu les étudiants en colère avec une aide de 300 000 dollars, transitant par Unilever. Le New York Times ( relevé par le Nordic Institut for Asian Studies)  rapporte que l'US AID, l'agence de coopération américaine pour le développement, aurait versé 29 millions de dollars aux organisations non-gouvernementales indonésiennes anti-Suharto. En revanche, parmi les filières du financement asiatique du Président Clinton en 1996, on note la présence de James Riady  (fils de Mochtar Riady, fondateur de la Lippo Bank, deuxième groupe financier d'Indonésie, sous étroit contrôle familial) , du groupe sino-indonésien Lippo et lié à China Resource, une entreprise placée sous l'autorité du ministère chinois des affaires étrangères. De l'argent aurait été versé pour que, face au Congrès américain, Bill Clinton défende la position de Suharto au sujet de Timor et que, par ailleurs il maintienne les avantages commerciaux accordés à la Chine au titre du GSP malgré ses atteintes aux droits de l'homme. 

CONCLUSION

Les mois qui précédent les élections de juin 1999 sont cruciaux et les défis à relever sont nombreux : maintien de l'ordre public, rétablissement économique, contrôle des provinces agitées, règlement des troubles interethniques et interreligieux, apaisement de la fièvre électorale qui monte. La tâche du Président Habibie est multiple. Malgré l'immensité de ces défis, les Indonésiens ne désespèrent pas d'un retour à la normale et à la stabilité dans un pays renouvelé, après la phase de transition actuelle (voir : François RAILLON, Indonésie, la réinvention d'un archipel, Paris, La Documentation Française, 1999).