TIMOR ORIENTAL

Un regard différent sur la crise provoquée par les résultats du référendum du 30 août 1999

par François Raillon,

un bref exposé prononcé le 09/09/1999 dans le cadre du Groupe Asie 21 de Futuribles


Timor Oriental est à feu et à sang nous disent l’ensemble des médias. Sans doute, mais à quel point ? Y a-t-il déportation ? nettoyage ethnique planifié? La comparaison avec la situation qui a déclenché l’intervention de l’OTAN au Kosovo est-elle pertinente ? Les déclarations du gouvernement indonésien ne sont-elles que pure duplicité ?

Il serait intéressant, mais hors de propos ici d’analyser en détail pourquoi, avec un bel ensemble, presse, radio et télévision du monde occidental donnent une version des faits qui se déroulent à Timor Oriental, quasiment calquée sur le récent conflit des Balkans. Au point de contrevenir gravement à la réalité des faits, même s’il est vrai qu’il est difficile de s’en faire une opinion précise. L’éloignement des lieux, la difficulté d’accéder aux informations en Indonésien, les conditions précaires faites aux journalistes sur place et la difficulté de se déplacer dans le territoire ajoutent à la complexité réelle de la situation qui y prévaut. La faiblesse du dispositif de communication gouvernemental indonésien amène les médias occidentaux à se citer circulairement les uns les autres, donnant, avec l’efficacité des nouvelles technologies, un écho immédiat au moindre " scoop ", vérifiable ou non. Sans compter les risques d’intoxication.

Pour qui connaît bien l’Indonésie, la lecture est plus aisée et le recours à des schémas importés n’est pas utile, même pour faciliter la compréhension du drame qui se joue à Timor Oriental. Faisons d’abord un sort à l’expression " nettoyage ethnique ", car il s’agit d’une lutte fratricide sinon d’une guerre civile et non d’un affrontement entre ethnies différentes, comme il y en a eu effectivement dans d’autres parties de l’énorme archipel indonésien sur lesquelles nous reviendrons brièvement dans un instant. Le conflit oppose des miliciens timorais, agissant certes avec la complicité de certains militaires, aux indépendantistes timorais. La seule nuance que l’on puisse cependant apporter à cet égard, c’est que les principaux leaders timorais qui depuis 1974 ont revendiqué l’indépendance sont des métis lusitano-indonésiens. Mais il s’en faut de loin que les 350.000 électeurs qui ont refusé de rester au sein de l’Indonésie le soient également, même s’il sont majoritairement catholiques.

Pour traiter du point soulevé par le mot de " déportation ", employé depuis quelques jours pour caractériser les déplacements, massifs semble-t-il, de population vers Timor Ouest, il est nécessaire de tracer un portrait rapide des " forces " en présence : la population timoraise elle-même, l’armée et la police indonésienne, les milices, les Indonésiens installés sur place, comme fonctionnaires ou commerçants.

La population. Sur les 800.000 Timorais de Timor Oriental, 450.000 étaient appelés aux urnes. 350.000, soit 78,5% des électeurs, se sont, comme il vient d’être dit, déclarés pour l’indépendance, rejetant l’autonomie proposée par Jakarta. C’est sur eux que l’attention anxieuse des médias occidentaux s’est légitimement fixée. Il n’en faudrait pas oublier pour autant les 100.000 autres, 21,5%, qui ont souhaité rester dans le giron de la République indonésienne dans le cadre de l’autonomie proposée, et pour qui la victoire du vote des indépendantistes est une véritable catastrophe, car ils sont passés de ce fait dans la catégorie des " collaborateurs " et potentiellement livrés à la vindicte des vainqueurs. Ce sont eux qui fuient vers Timor Ouest, avec l’aide de l’armée et de la marine indonésienne. Il en avait été de même en mars 1999 dans les Moluques, lors du massacre, par les chrétiens, des musulmans fuyant par dizaines de milliers. Ou encore, pratiquement au même moment, lorsque les dayaks coupaient les têtes des Madurais. Dans chaque cas, le gouvernement avait dépêché sa marine pour sauver les populations menacées. C’est ce scénario de sauvetage, classique, pourrions-nous dire, qui est mis en œuvre, dans le cadre d’un plan. Ce mot mérite d’ailleurs que l’on s’y arrête, car il a aussitôt évoqué le plan serbe d’épuration ethnique avec une charge émotionnelle fortement ressentie en Occident. En réalité, comme dans toute armée organisée, l’éventualité d’une victoire indépendantiste avait donné lieu à des préparatifs sans aucun caractère secret et annoncés par le ministre d’Etat à la présidence, en même temps que la libération du leader indépendantiste Xanana Gusmao. Ces deux informations figurent dans une dépêche de l’agence de presse Antara datée du 26 août 1999. Parmi les mesures envisagées, la disposition la plus spectaculaire était le rapatriement de 200.000 personnes dont les autorités prévoyaient qu’elles devraient être évacuées d’un Timor indépendantiste en raison de leurs sympathies pro-indonésiennes.

L’armée et la police indonésienne. Les effectifs correspondants sont de l’ordre de 15.000. Il faut savoir que ces troupes comptent des Timorais. Plus encore que les autonomistes anti-indépendantistes, ces militaires et policiers est-timorais, qui ont eu à assurer des tâches de " maintien de l’ordre " et qui ont compté parmi les principaux soutiens aux miliciens, peuvent craindre d’être les premiers à subir les violences en retour, attisées par l’hostilité de la communauté internationale. 6 à 7.000 d’entre eux se sont mutinés et ont désertés avec armes et uniformes pour rejoindre les milices pro-indonésiennes. C’est ce qui est apparu aux yeux des observateurs de bonne foi comme une collusion entre celles-ci et l’armée et un signe évident de duplicité du gouvernement. Ceci étant, c’est un hélicoptère de l’armée indonésienne qui a " extrait " Mgr Belo de l’enclos son évêché assiégé par les miliciens et lui a permis de se rendre à Baucau pour y prendre un avion australien à destination de Darwin.

Les milices pro-indonésiennes. Formées de supplétifs indigènes levés par l’armée il y a une quinzaine d’années pour la seconder dans la maîtrise d’une situation instable par définition depuis l’annexion par l’Indonésie en 1976, elles comptent environ 20.000 hommes. Ce sont les cibles toutes désignées des indépendantistes. Se considérant trahis par le gouvernement de Jakarta dès la décision du 5 mai dernier prise par le président Yusuf Habibie d’organiser le référendum, bien placés pour en prévoir les résultats, furieux de l’échec de leur politique d’intimidation, ce sont maintenant de véritables desperados, dont les exactions sont bien réelles, bien qu’il soit extrêmement difficile d’en établir aujourd’hui le macabre bilan.

Les indonésiens installés sur place. Ils sont environ 70.000, dont une vingtaine de milliers sont les fonctionnaires chargés d’administration, comme dans toutes les provinces de la République. S’y ajoutent 50.000 personnes, familles d’indonésiens venus au fil des années à Timor Oriental exercer leur métier, le plus souvent des commerçants.

Si l’on fait le décompte de ceux qui ont tout à craindre d’un " retour de flamme " après la prise d’indépendance du territoire, on obtient un chiffre de l’ordre de 200.000, qui correspond à ceux que les médias ont cités comme ceux de la " déportation planifiée ". Ce chiffre considérable suppose la mise en œuvre de moyens que seule l’armée est capable de mettre en place, pour organiser leur évacuation vers Timor Occidental, la province indonésienne limitrophe. Compte tenu des multiples entraves apportées à l’information, l’observateur extérieur a le plus grand mal à distinguer, sauf cas d’actes de vengeance avérés, perpétrés à l’encontre d’indépendantistes, comme ceux groupés dans l’enceinte de l’évêché de Dili, entre est-timorais autonomistes (les 22,5 % de oui) et indépendantistes (les vainqueurs).

Ceci dit, la situation, à la fois confuse et très instable, est grave pour tout le monde. Car si l’armée est globalement loyaliste et obéit aux ordres, un certain nombre de généraux, compagnons de Suharto ou dont la carrière lui était due, n’ont pas accueilli avec plaisir son remplacement par Habibie, à l’issue des troubles engendrés par la crise économique de 1997-98. L’armée n’avait accepté qu’à contre-cœur le processus de démocratisation engagé dans le pays, marqué par le scrutin du 7 juin dernier, qui a marqué la fin de la suprématie du Golkar, le parti présidentiel, soutien indéfectible de Suharto. Il avait fallu la personnalité du général Wiranto, ministre de la défense et commandant en chef, pour éviter qu’elle ne marque son hostilité au pouvoir civil, lorsque Habibie, à peine installé dans une présidence d’intérim, avait annoncé le référendum offrant l’autonomie par voie de référendum aux est-timorais, laissant ainsi la porte ouverte à l’indépendance. Garante de l’unité nationale dans un pays aux tendances centrifuges, l’armée est préoccupée par les répercussions aggravantes que pourrait avoir le processus est-timorais sur les situations conflictuelles, comme celle qui règne dans la province d’Aceh, au nord de Sumatra, où les mouvements indépendantistes sont très actifs et réclament eux aussi un référendum sur le modèle timorais. Dès lors l’idée que certains responsables militaires pourraient être tentés de créer, ou de laisser se développer à Timor Oriental, une tension telle que la prise de pouvoir par l’armée serait justifiée au nom de l’ordre venait naturellement à l’esprit. Elle s’est trouvée confortée par deux faits : un silence de Yusuf Habibie pendant quarante-huit heures et l’annonce qu’il ne se rendrait pas au Sommet de l’APEC, qui se tient à Auckland depuis le 8 septembre. L’évocation d’un putsch, aussitôt démentie, reste encore au rang des éventualités, et ce d’autant plus que l’acceptation le 12 septembre par le président Habibie d’une force onusienne constitue un camouflet pour les militaires. Cette annonce du chef de l’État indonésien revient à reconnaître que l’armée n’a pas su rétablir l’ordre à Timor Oriental, et qu’elle doit se recentrer sur les autres foyers quasi insurrectionnels de l’Archipel (Aceh notamment). Elle révèle aussi que Habibie a repris - pour le moment - la main et que la marche de Timor Oriental vers son indépendance reprend. On mesure ici encore une fois la difficulté de l’information dans un contexte aussi fragile et fluctuant.

F. R. /Paris, le 9 septembre 1999 et mise à jour du 13/9/1999.