Selon J. Naisbitt, huit (chiffre faste dans le monde sinisé) tendances majeures vont modeler les comportements dans le continent asiatique : la montée en puissance des réseaux; une économie, vouée jusqu'ici à l'exportation, va se tourner désormais vers ses marchés intérieurs pour une classe moyenne urbaine qui s'étoffe; l'apparition d'une voie authentiquement asiatique du progrès; la toute puissance de l'économie de marché; des migrations rurales massives vers les mégapoles; le pas donné aux technologies avancées; l'influence grandissante des femmes et, pour couronner le tout, l'asiatisation du monde…
1- DE L'ETAT-NATION AUX RESEAUX
Le Japon, Etat-Nation par excellence, cède la place aux entrepreneurs et financiers de la “Chine d'outre-mer”. Réseau de réseaux, fort de 57 millions d'individus rompus aux relations interculturelles, la diaspora se caractérise par sa réactivité, sa souplesse et sa cohérence d'ensemble.
Son efficacité, fondée sur la tradition (sens du clan, du travail et de l'éducation), la discrétion (loyauté à l'égard de leurs pays d'adoption), la richesse (troisième économie mondiale) et la maîtrise des technologies de l'information, lui permet de conduire le développement de l'Asie.
La majeure partie de l'investissement productif des nouveaux Dragons provient désormais de la première génération d'entre eux, grâce à des taux de croissance de 10%. La Chine d'outre-mer est capable de se substituer au Japon pour provoquer le stimulus dont ont besoin les économies languissantes du monde occidental. Elle s'est donnée une porte d'entrée en Occident : Vancouver aujourd'hui, chinoise à 20%, la Californie demain.
Il ne faudrait pas oublier la diaspora indienne (10 millions d'individus), dont les gains cumulés, 1.700 MMF, équivalent au PNB d'une Inde aux 940 millions d'habitants, dont les entreprises bénéficient en retour du dynamisme de leurs soeurs de la diaspora.
Les gouvernements occidentaux ne se sont pas encore débarrassés du paradigme de l'État-Nation : ils sont encore obnubilés par le gouvernement de Pékin, alors que la moitié de l'armée chinoise est engagée dans des activités commerciales utilisant les réseaux et dont les enjeux ne sont évidemment plus ceux d'un gouvernement traditionnel. Dans un univers caractérisé par la fluidité et la mobilité à une échelle inconnue jusqu'à présent, les relations internationales confinées à un bilatéralisme à peine élargi au multilatéralisme risquent de conduire à l'impuissance.
2- DE L'EXPORTATION AU MARCHE INTERIEUR
En Asie, la classe moyenne est en expansion rapide; urbaine et majoritairement jeune, son niveau d'instruction s'élève (notamment dans la catégorie des jeunes femmes), l'âge du mariage recule et le nombre d'enfants diminue. Elle adopte un mode de consommation de type moderne. La structure de l'économie asiatique se réorganise pour en satisfaire les besoins. On estime que le flux de la consommation intérieure devient réellement significatif lorsque le revenu par habitant dépasse 20.000 F (PPA). En Thaïlande, par exemple, les dépenses pour la consommation intérieure ont dépassé la moitié du PIB depuis quelques années, tandis que les exportations n'y contribuent plus que pour un tiers. En Inde, de 1990 à 1991, l'augmentation de la consommation a été de 14% pour atteindre 613 MMF, soit quatre fois son niveau de 1981.
Ce phénomène conduit à porter une attention particulière au revenu des citadins, tant est grande l'évolution de leurs ressources comme de leurs effectifs. De 1986 à 1995, le nombre des ménages de Bangkok disposant d'un revenu d'au moins 50.000 F est passé de 160.000 à un million. Vers l'an 2010, les classes moyennes d'Asie hors Japon pourraient compter entre 800 millions et un milliard d'individus dotés d'un pouvoir d'achat global d'entre 40 et 50.000 MMF. Il convient donc d'être très attentif à la situation des différents pays d'Asie, parce qu'il s'agit d'autant de marchés évoluant à leur propre rythme, et que, pour la plupart d'entre eux, l'évolution en cours est très vive.
Le processus est en effet cumulatif : dans les villes surpeuplées d'Asie, les centres commerciaux constituent le premier des médias publicitaires comme le premier des lieux de loisir. La sensibilité à la qualité des produits va de pair avec la recherche d'un style de qualité de vie. Voitures, maisons ou appartements, confort intérieur, voire luxe, conduisent le marché de production qu'est encore l'Asie vers un marché de consommation (y compris de loisirs). Le développement fulgurant des médias proprement asiatiques, l'accès aux réseaux mondiaux, la télévision au premier chef (dont le câble : un million d'abonnés à Shanghaï, 30 canaux en Inde, en cours de doublement), favorisent l'expression publique d'une pensée plus libre qu'hier tandis que la publicité, en plein essor véhicule les images de la croissance. La carte de crédit qui voit exploser le nombre de ses utilisateurs donne un outil moderne à l'envol de la consommation (Chine : 8,5 millions en 1995, 200 millions en l'an 2000). Voyages et tourisme (75% des passagers de Cathay Pacific sont asiatiques; Boeing estime que 40% de la croissance du trafic passagers des 15 prochaines années aura lieu en Asie-Pacifique).
L'affectation récente de la part disponible de l'épargne, dont l'importance en Asie est bien connue (taux de l'ordre de 30%), va de pair avec l'apparition de comportements nouveaux. Ainsi, le système d'assurance mutuelle, notamment l'assurance-vie, semble avoir de beaux jours devant lui, car pour l'instant, il ne représente que 5% des quelque 7.350 MMF du marché mondial (Etats-Unis : 35%, Europe 31%, Japon, 22%). Ainsi, la mode des antiquaires, le développement du marché des oeuvres d'art de la région, ne sont pas sans relation avec la volonté d'en promouvoir les valeurs (le programme culturel national "New Renaissance" en Corée). La fierté des chefs-d'oeuvre, témoins d'authentiques racines culturelles se manifeste dans les fondations privées comme dans la nouvelle génération des musées nationaux qui les rassemblent .
Le meilleur comportement que puisse donc adopter une société occidentale désireuse de faire des affaires en Asie, c'est, non pas d'y ouvrir une filiale, mais de "s'asiatiser" en créant une société à identité asiatique, et qui plus est, à identité locale, telle que le consommateur puisse y retrouver la sienne.
3- DU MODELE OCCIDENTAL A LA VOIE ASIATIQUE
Libérée de la comparaison obsessionnelle avec les anciennes métropoles occidentales, une conscience collective d'être pleinement asiatique s'affirme avec la montée des classes moyennes. Aussi, le modèle occidental, resté synonyme de modernisation et d'efficacité est-il en train de vaciller. Les pays d'Asie revendiquent désormais leur personnalité dans un processus qui, sans exclure les contradictions, se caratérise avant tout par un dynamisme exceptionnel où se mêlent avec fierté la redécouverte des racines d'avant l'ère coloniale et la certitude de tenir les clés de la puissance économique. L'Asie se réinvente et forge avec assurance ses propres modèles de développement. Une étude américaine montre que si les valeurs sont largement universelles, le classement de leur importance relative différencie nettement asiatiques et américains. Au titre des valeurs personnelles, l'Asie place en tête l'ardeur au travail et les américains l'autonomie personnelle, à celui des valeurs sociales, une société d'ordre prévaut en Asie alors qu'aux Etats-Unis, la liberté d'expression vient en premier. Le débat sur les valeurs n'est pas purement académique, dès lors que, par exemple, les conversations en marge des accords commerciaux portent sur les droits de l'homme. Inversement, l'individualisme et le relâchement du système familial qui caractérisent nos sociétés apparaissent en Asie comme des menaces redoutables, sources multiformes de décadence.
Le problème, c'est que si les valeurs sont universelles, il n'existe pas de système unitaire de valeurs, tout particulièrement en Asie, tant y est grande la diversité des situations. Les nationalismes qui ont présidé aux mouvements de libération, puis à la construction des Etats, n'ont favorisé ni la formation de liens de vraie solidarité ni l'émergence de systèmes communs. La référence presque automatique au confucianisme est souvent invoqué pour légitimer le système politique en place. Il est proposé à Singapour comme rempart contre les maux qui accompagnent le progrès matériel des sociétés occidentales, la criminalité, la drogue…. En Chine, le 2.545ème anniversaire de la naissance du Maître, en 1994, a été marqué par la création d'une Association vouée au "développement des études confucéennes dans le monde entier". En glissant du socialisme marxiste à un "socialisme confucianiste", la réhabilitation du confucianisme serait une tentative pour éviter un chaos craint de tous. Mais, malgré l'usage officiel qui en est fait, il reste controversé dans la société civile et ne peut jouer le rôle de rassembleur.
A la globalisation des genres de vie des jeunes générations urbaines, qui, de Madrid à Osaka ou Seattle, auraient plus de points communs entre eux qu'avec leurs propres parents, répondrait symétriquement un mouvement identitaire appuyé sur la restauration de valeurs exprimées par la langue, la littérature, l'art et l'histoire. En fait, il s'agirait bien de compenser la recherche exclusive de biens matériels et de réagir contre les tendances observées dans les grandes villes (divorces, criminalité juvénile, naissances hors mariage, abandon des parents âgés), tendances spécifiques de celles-ci plus que d'une quelconque influence occidentale. Complaisamment commenté, le déclin de l'Ouest est attribué à son incapacité à trouver l'antidote. L'Asie se lance là un véritable défi : se moderniser sans se laisser contaminer en recherchant les solutions dans son propre tréfonds. La coexistence de tendances contradictoires dans les sociétés dynamiques d'Asie ne permet pas de dire si l'évolution en cours signifie que ce défi est d'ores et déjà perdu.
La démocratie reste un sujet de discussion non seulement entre occidentaux et asiatiques, mais également au sein de la société asiatique elle-même. Certains refusent le concept de démocratie au motif qu'elle entraîne inéluctablement les séquelles qui viennent d'être évoquées. D'autres estiment que les maux dont sont victimes les sociétés occidentales ne tiennent pas à la démocratie mais aux exigences du matérialisme moderne ou encore, se référant à Mencius (300 ans avant JC), situent les origines de la démocratie en Chine plutôt que dans l'Europe du XVIIe siècle (le texte fondateur de la pensée démocratique occidentale, "Du gouvernement civil", de Locke, date de 1690). Lee Kuan Yew, l'ancien Premier ministre de Singapour, estime que les "exubérances" de la démocratie conduisent à un désordre incompatible avec le développement, tandis que le Dr Mahatir, Premier ministre de la Malaisie voisine, déclare que "faute d'avoir emprunté la voie démocratique, Haïti, au même niveau que la Malaisie en 1957, reste encore aujourd'hui l'un des plus pauvres parmi les pays du monde". A Hong Kong, la liberté de la presse est défendue non seulement pour des raisons éthiques mais aussi pour la crédibilité de la place financière et du marché : le nouvel ordre économique requiert la liberté de l'information et de la créativité, deux conditions garanties seulement par une société démocratique. L'Asie n'a donc pas d'alternative si elle veut se développer dans le contexte d'une coopération économique globale. Presse écrite, télévision ou Internet, l'information circule très vite parmi la jeune génération des cybernautes asiatiques. Comment, lorsqu'elle n'est pas encore établie, imagineront-ils la démocratie, ou, lorsqu'elle l'est, dans quel sens la feront-ils évoluer ? Des schémas différents verront probablement le jour selon les situations.
Plus concrètement encore que la démocratie, les droits de l'homme font l'objet de controverses. Certains, en Asie, accusent l'Ouest de s'en servir pour réduire la compétitivité des entreprises. D'autres estiment que la revendication des moyens de survie n'est plus séparable de l'exigence du respect de la dignité. Ce d'autant que l'urbanisation a distendu les liens familiaux ou de voisinage qui assuraient la reconnaissance de chacun. La renaissance religieuse correspond à la recherche d'une nouvelle forme de communauté autant qu'à un besoin de spiritualité.
La place respective de l'individu et de l'État devient également un sujet de débat dans ce contexte où la régulation sociale n'est plus assurée par la famille. Beaucoup pensent que l'Etat devrait fournir l'infrastructure voulue pour garantir le développement d'un environnement favorable à l'entreprise sans chercher à se substituer à la famille, ce qui ne manquerait pas d'accélérer le mouvement de démantèlement qui la frappe. Laissera-t-on le marché répondre aux besoins de protection sociale ou faut-il instaurer un système collectif? Ici également, l'Asie dans sa diversité va devoir inventer ses solutions et frayer sa propre voie vers le progrès.
Depuis la fin des années 80, la vitalité économique de la plupart des pays d'Asie s'est confirmée. Elle est devenue contagieuse. Un très bref examen de la situation dans quelques-uns des pays est convaincant, même si les lacunes apparaissent dès lors plus criantes.
Le Vietnam : privatisation et investissements asiatiques. En 1995, le secteur privé a contribué au PIB pour 60%, les trois-quarts de l'investissement étranger direct sont venus des "Quatre Dragons” et du Japon. Le commerce international s'est effectué dans les mêmes proportions avec les pays d'Asie-Pacifique. Malgré ses faiblesses actuelles (forte inégalité dans la répartition des revenus, administration inefficace, cadre réglementaire et juridique approximatif, système bancaire peu fiable, taux d'épargne très bas et, surtout, grave insuffisance en matière d'infrastructures), le Vietnam est à long terme un pays prometteur .
La Chine : la conversion aux affaires de l'Armée populaire. Les entreprises d'État sont en plein déclin. Leur contribution à la production industrielle est passée de 80% dans les années 70 à 40% aujourd'hui. Mais elles emploient un actif sur quatre et font vivre 340 millions de personnes. En août 1995 le gouvernement a stipulé que 99.000 entreprises d'État (sur 100.000), devraient adopter les lois du marché. Parallèlement, depuis 1984, l'Armée a créé en son sein un empire commercial privé (plus de 20.000 sociétés, dont certaines en joint-ventures avec l'étranger; bénéfices annuels évalués à 25 MMF).
La Malaisie : la privatisation. Le programme appliqué depuis 1983 enregistre un tel succès qu'il constitue un véritable modèle : 73 entreprises publiques ont été privatisées et 52 se préparent à l'être. On estime que ce processus permet au pays d'économiser 120 MMF par an, provenant du capital reversé au budget de l'Etat, des économies sur les salaires et les coûts de fonctionnement ainsi que de l'accroissement de la productivité des entreprises. L'État continue cependant à jouer le rôle de régulateur du jeu économique.
Les Philippines : l'accélération. Depuis 1992, l'action du Président Ramos est en train de donner à ce pays les armes de la compétitivité. Les monopoles ont été contraints de se reconvertir et de se redéployer. Les investissements étrangers ont été largement encouragés (en 1994 3,35 MMF ont ainsi été drainés). Les deux bases américaines, récemment fermées vont être converties, la première, en une gigantesque station de loisirs, avec golfs et casinos; une entreprise thaïlandaise de BTP y investit 15 MMF pour la conversion de l'aéroport militaire et la construction d'un système de transport de masse avec la capitale. Le site de la seconde devient une zone d'activité philippo-taïwanaise.
L'Inde : le démarrage. Mis à part les secteurs du pétrole et des télécommunications, l'inefficacité des entreprises du secteur public (55% de la capitalisation boursière, mais 25% du PIB non-agricole) a constitué un frein sérieux. Les réformes nécessaires pour permettre à l'Inde de participer au jeu économique mondial - privatisation et concurrence - ont été engagées en 1991. L'Inde est pourvue d'une législation solide et dispose d'une tradition d'entrepreneurs. Avec une classe moyenne en croissance rapide, forte de 150 à 200 millions d'individus (sur 940), c'est la troisième économie d'Asie, la douzième du monde. Au total, l'Inde serait plus prometteuse que la Chine.
LA NOUVELLE ASIE : une force d'appui pour l'avenir. Une coopération active entre pays de la région articule des dynamismes économiques qui, aussi bien sur la base de partenariats privés que d'accords interétatiques, se diversifient en se renforçant. Souplesse et réactivité, multiplicité des liens et mobilité, confiance dans l'avenir et conscience des atouts sont à l'oeuvre. Toutes les conditions sont réunies pour pousser les pays émergents d'Asie vers le sommet, qu'il s'agisse de la compétition extérieure (potentiellement : Amérique latine et pays d'Europe centrale ou orientale) ou des ressorts internes. Au nombre de ceux-ci : l'ASEAN, le courant chinois, le marché japonais, l'intensité des mouvements de main d'oeuvre, les "triangles de croissance", les grands projets d'infrastructure et l'activité des places financières.
L'ASEAN, c'est, à terme, l'ensemble des pays d'entre Chine et Inde qui s'organise en un marché de presque 450 millions d'individus. Bénéficiaire majeure de l'investissement de la diaspora chinoise (notamment en Malaisie), l'Asie du sud-est est en plein décollage. L'Asie est devenue le principal partenaire du Japon, qui, en 1993, en importait pour une valeur de 300 MMF (Etats-Unis, 250; Europe, 120). Après un investissement cumulé de 280 MMF dans la région (Etats-Unis : 130, Allemagne : 35), le Japon en ajoutait 40 pendant l'année fiscale 1993/94 et s'apprêtait à prolonger le mouvement en lui consacrant les trois-quarts de ses investissements extérieurs.
L'accélération du développement engendre des mouvements de main d'oeuvre des pays qui n'ont pas encore décollé, pour les plantations, les services et les grands travaux d'infrastructure ou de construction (de l'ordre du million d'individus en 1994). Si le phénomène est banal, l'amorce d'un mouvement de "cols blancs" l'est moins. En Indonésie par exemple, on trouve 5.000 cadres indiens, un millier de malaisiens et un demi-millier de philippins occupant sous contrat des postes de responsabilité pour des périodes de 2 à 3 ans.
Très pragmatiquement, l'Asie invente ses voies d'accélération économique et d'intégration régionale avec une dizaine de "triangles de croissance" entre plusieurs pays, frontaliers ou non. Bénéficiant de l'effet stimulant de la diversité des compétences et des cultures, de la mise en commun des technologies et des ressources, ces zones naissent pour l'exportation puis se développent comme centres de croissance, infusant dans leur environnement de nouvelles pratiques, des services modernes et une main d'oeuvre aux qualifications améliorées. Les "triangles" sont aisés à mettre en place et à contrôler, n'entraînent pas de perte de souveraineté significative pour les pays partenaires et font progresser à leur manière un mouvement éloigné de tout traité signé à grand spectacle, "les affaires faisant leur chemin selon leurs propres lois, comme coule l'eau" .
L'investissement privé se déverse dans le financement des grands projets d'infrastructure qui voient le jour en Asie selon la pratique du BOT. (Build-Operate-Transfer) mis au point au début des années 80 à Hong Kong. L'autoroute à six voies qui la relie à Guangzhou (5 MMF) est un exemple parmi bien d'autres. La Banque Asiatique de Développement estime que 5.000 MMF (50 fois plus selon une évaluation de la Citycorp Bank) auront été investis dans la région entre 1995 et l'an 2000, essentiellement pour l'énergie, les télécommunications et les transports.
Comment l'Asie, qui vient de s'engager dans la voie du développement accéléré va-t-elle pouvoir répondre à l'immensité des besoins qui se font jour? La réponse réside dans l'expansion des marchés financiers asiatiques. Entre 1987 et 1995, la capitalisation de l'ensemble des places hors Japon a été multipliée plus que par cinq. Pour secouer la domination des places de Hong Kong et de Singapour, les autres pays de la région ont tout mis en oeuvre pour développer leurs propres marchés, notamment grâce à une mise en ordre : au cours des trois dernières années, la Chine, l'Inde, la Malaisie et la Thaïlande se sont dotées de Commissions d'opérations en Bourse. La compétition est sévère : la Malaisie est en passe de devenir la première place financière en Asie du sud est et la cinquième en Asie. La confiance qui s'installe permet d'attirer massivement le public des classes moyennes, les faisant participer ainsi à la croissance de leur pays. Avec des rendements intéressants, cette confiance conduit les groupes bancaires étrangers notamment américains à s'associer à leurs homologues pour des opérations communes ou à prendre des participations croissantes dans les économies d'Asie. Points à noter : la part importante des fortunes individuelles dans le système financier asiatique et l'apparition d'un marché obligataire. Le développement régional va désormais pouvoir bénéficier pleinement des opportunités de la mondialisation grâce à l'existence d'un système bancaire performant.
La description de l'étonnant dynamisme économique de l'Asie ne doit pas en masquer les manques ou les effets pervers pour la société et l'environnement. Les inégalités sont encore criantes dans chaque pays (en particulier entre citadins et agriculteurs misérables) comme entre pays de la région, la corruption est entretenue par une collusion "naturelle" entre responsables politiques et milieux d'affaires et se généralise à la mesure du développement des marchés publics, la dégradation des milieux naturels, pas plus que la pollution urbaine ou industrielle, n'a pas encore été réellement prise au sérieux; le commerce de la drogue et la prostitution sont loin d'être sur le déclin, avec le SIDA pour conséquence. Moins spectaculaires, mais tout aussi redoutable s: le laminage des valeurs, la perte progressive des identités culturelles ou l'exploitation touristique outrancière d'un patrimoine monumental exceptionnel.
En dépit de ses imperfections, l'économie de marché progresse, en Asie plus qu'ailleurs. Entre 1970 et 1990, elle a réussi à réduire le nombre des personnes vivant dans la plus extrême pauvreté de 400 à 180 millions, en dépit d'une croissance démographique de 66%. L'économie asiatique est même capable de tirer celle des pays occidentaux : un quart de la croissance américaine lui est imputable. On lui fait cependant grief de provoquer de vertigineuses pertes d'emplois dans les pays anciennement développés en oubliant qu'en réalité, les emplois à faible qualification sont menacés partout dans le monde, du fait de la mobilité de la technologie et des capitaux.
Sept des treize villes de plus de 10 millions d'habitants sont situées en Asie. Si l'on en croit les prévisions des Nations-Unies, l'Asie du XXIe siècle verra s'accentuer le mouvement : trente villes devraient y avoir plus de 5 millions d'habitants en 2010, contre deux aux Etats-Unis et six en Europe. Shanghaï et Bombay en compteront probablement plus de 20 millions chacune, Pékin, Dacca, Jakarta, Manille, Tianjin, Calcutta et Delhi, plus de 15. Chaque jour, 300 familles venant de la campagne arrivent à Bombay pour y trouver du travail. Bien que les coûts sociaux et environnementaux soient incalculables, la ville représente le seul espoir d'emploi, si hypothétique et précaire soit-il.
Ayant absorbé des centaines de milliers de migrants en moins de trois décennies, Singapour (construite au XIXe siècle sur des marécages à malaria, bidonville à la fin des années 50, aujourd'hui : gestion électronique des services publics, qualité de l'environnement et sécurité presque absolue) et Hong Kong sont devenues des modèles d'urbanisation, en terme de processus de passage du bidonville à la ville moderne, au point d'être le rendez-vous des urbanistes du monde entier.
En Chine, le gouvernement souhaite voir la population urbaine (23% en 1992, 28% en 1995) monter à 50% en 2010. On évalue à 440 millions le chiffre de ceux qui seront arrivés en ville à cette date, soit l'équivalent de la population réunie des Etats-Unis et de la Russie. Aussi, un programme de 3.000 villes nouvelles a-t-il été lancé, dont 500 font partie d'un projet-pilote. La première d'entre elles, près de Suzhou (80 km à l'ouest de Shanghaï, 600.000 habitants, 360.000 emplois) se construit sur le modèle conforme du quartier de Jurong à Singapour. Elle devrait être achevée en 2009, avec l'assistance technique singapourienne; l'expérience acquise devrait permettre de répéter l'opération autant de fois que nécessaire en Asie. En attendant, la migration vers les villes se poursuit, au prix de graves dégradations des conditions de vie (encombrements, accumulation des déchets et pollution, pénurie de logements). De véritables "villes ethniques" viennent gonfler les conurbations existantes (à Pékin : "Zhejiang Village", 400.000 ressortissants ne parlant que le dialecte de cette province, soignés dans leurs propres hôpitaux, etc…). Pour les autorités, cette main d'oeuvre au recrutement organisé est nécessaire à la construction de la Chine moderne. Ceux qui arrivent quittent une vie misérable mais ne sont nullement certains de trouver rapidement du travail. En termes de santé publique, de sécurité et de stabilité politique cette masse de chômeurs, qui pourrait atteindre 268 millions d'individus, constitue un risque potentiel non négligeable. Le Vietnam, avec une population rurale à 80%, connaît une situation similaire à celle de la Chine.
D'autre pays s'essayent à une politique différente, qui consiste à améliorer les conditions de vie à la campagne, pour réduire le flot migratoire. La Corée vient de lancer un programme portant sur l'habitat rural, l'éducation et la santé. En Indonésie, une politique a été mise au point pour favoriser les habitants des campagnes (prix garanti du riz, aide à l'irrigation, subvention pour l'achat des engrais et pesticides, création d'un réseau de crédit rural dans les villages). En Thaïlande, le programme Thaï Business Initiative in Rural Development a pour objet la création d'emplois en zone rurale grâce à l'association des Pouvoirs publics et de sociétés privées.
Mais l'agriculture change de visage, et avec elle, les paysages se transforment. Les célèbres rizières de l'île de Luzon, aux Philippines, seront probablement abandonnées d'ici quinze ans, après avoir été entretenues pendant 2000 ans par l'ethnie Ifugao. Les jeunes se lassent de travailler sur des pentes abruptes pour un gain qui leur semble dérisoire. Ils préfèrent s'embaucher dans l'industrie touristique qui vient “exploiter” le paysage façonné par leurs ancêtres! L'évolution se généralise en Asie. Entre 4 et 500.000 hectares de bonnes terres chinoises sont affectés chaque année à d'autres usages que la production agricole. Comme le Japon, Taïwan et la Corée, la Chine va devoir importer blé et riz pour la plus grande satisfaction de l'agriculteur mécanisé des vastes espaces du Midwest américain, de l'Argentine ou de l'Australie.
Comme à toutes les époques, mais à une échelle et avec une rapidité inconnues jusqu'ici, cette mutation urbaine et industrielle s'accompagne du déracinement d'une masse rurale subitement plongée dans le tourbillon de villes qui se construisent à toute allure. Le défi posé à l'Asie est essentiellement humain : redonner à ces nouveaux citadins extraits de leurs communautés d'origine un sens à la notion d'appartenance et leur proposer des buts de vie acceptables dans l'univers où les a projetés leur destin. Quoiqu'il en soit, en Asie, les villes grandissent dans la fébrilité et la certitude de participer à une aventure exaltante.
6- DE LA MAIN-D'OEUVRE AUX TECHNOLOGIES AVANCEES
L'activité industrielle asiatique est inévitablement associée à l'image d'une main d'oeuvre abondante et partant, peu exigeante. C'est le ressort de sa compétitivité qui lui permet de prendre des parts de marché au détriment des occidentaux. Cette description simpliste reste encore valable, même si la situation a radicalement changé depuis longtemps au Japon. Mais elle a déjà commencé à se modifier chez les Dragons pour amorcer la modernisation des modes de production. Ce basculement mérite d'être observé avec attention, car il préfigure vraisemblablement une évolution que la puissance chinoise, aiguillonnée par sa diaspora, va rendre massive à un rythme progressivement accéléré par l'adoption cumulative de technologies avancées, notamment dans le domaine de l'information.
À la différence de l'Europe et des Etats-Unis, préoccupés par la défense de leur pré carré, les pays d'Asie envisagent l'avenir avec confiance et forgent les outils de leur expansion avec une vision confortée par les progrès visibles accomplis en moins d'une génération, chez eux ou chez leurs proches voisins. À des degrés divers, chacun poursuit trois objectifs industriels. Améliorer la productivité des activités manufacturières existantes en faisant appel aux meilleures techniques (le recours au vivier de main d'oeuvre a cessé d'être un impératif); encourager l'émergence et le développement des technologies avancées d'origine nationale (le recours à l'achat de ces technologies à l'Ouest sera de moins en moins la règle); mettre en place une infrastructure de télécommunication capable de faire fonctionner une économie fondée sur l'information, intégrable aux réseaux internationaux (le terrain de jeu est désormais global).
L'exemple est contagieux. Il offre aux plus avancés un point d'appui immédiatement saisi par leurs voisins. Ainsi, Singapour, avec ses infrastructures efficaces de transport et de télécommunication (en "tout-numérique" dès 1995, "ville câblée" en 1999), remplit déjà une fonction régionale vis-à-vis des industries électroniques de Malaisie et d'Indonésie, en fournissant le savoir-faire technologique à des pays qui offrent aux usines l'espace équipé voulu et une main d'oeuvre formée : chacun est gagnant : ainsi Taïwan, île perdue vivant de son agriculture il y a quarante ans, qui a bâti sa prospérité sur l'ouverture. Aujourd'hui treizième pays commerçant du monde. La machine économique y avait été lancée avec l'exportation. Puis, en 1991, le choix a été fait de s'allier aux meilleures entreprises mondiales, et pour cela, d'offrir un cadre attrayant, des infrastructures efficaces, une main d'oeuvre qualifiée, un encadrement de valeur formé dans les universités de Taipei et de Californie, une ouverture aux capitaux étrangers, des procédures d'accès simplifiées, une situation géographique privilégiée au regard du marché chinois, le tout appuyé sur d'importantes disponibilités financières (septième investisseur mondial).
La politique industrielle de Taïwan est clairement affichée, et en cela s'écarte du pur libéralisme et du jeu du seul marché. Dix secteurs d'activité sont considérés comme stratégiques : télécommunication, information, produits électroniques de grande consommation, semiconducteurs, machines de précision et automatismes, aérospatial, matériaux à haute performance, chimie fine et pharmacie, industries de la santé, dispositifs de réduction des pollutions. L'appui administratif leur est acquis, ainsi que des dispositions financières et fiscales très favorables. De plus, tout a été fait pour inciter au retour les ingénieurs, qui, dans les années 60, avaient émigré aux Etats-Unis (6.000 retours au cours des cinq dernières années) ou encore pour attirer ceux que des raisons politiques avaient amené à quitter la Chine populaire.
Après Taïwan et Singapour, le même phénomène est en train de se produire en Corée, en Chine comme en Inde. Ce pays dispose de la seconde communauté scientifique anglophone après les Etats-Unis et s'est spécialisé dans le domaine des logiciels. A Bangalore, par exemple, sept parcs d'activité leur sont consacrés. Les Dragons et leur suite sont désormais entrés en compétition avec le Japon grâce aux armes forgées aux Etats-Unis et à une politique performante de R&D, notamment dans le domaine des microprocesseurs et du multimédia. Un jeu momentanément équilibré apparait entre l'Asie, les Etats-Unis et l'Europe. Il reste à savoir si les potentialités, le dynamisme et la capacité de l'Asie à se projeter dans une vision prospective de l'évolution mondiale ne lui donneront pas un avantage décisif au tournant du siècle.
Parmi les potentialités restées latentes, il va falloir compter avec les compétences que les universités asiatiques se préparent à développer. L'expansion qui s'amorce en Asie a d'abord largement puisé dans les meilleures institutions étrangères, notamment dans les prestigieuses universités américaines. Des coopérations interuniversitaires se sont développées ensuite, permettant d'élever rapidement le niveau des partenaires asiatiques. Le mouvement fait maintenant boule de neige, car les entreprise occidentales, initialement attirées par l'existence d'une main d'oeuvre peu qualifiée mais abondante et bon marché, sont désormais séduites par un vivier en formation de jeunes diplômés encore relativement peu exigeants et dont la compétence est déjà comparable à celle de spécialistes bien payés de l'Ouest.
La firme américaine Dataquest Inc. estime ainsi à 350.000 le nombre des chercheurs en technologie de l'information travaillant dans les instituts et sociétés d'Etat de Chine populaire, dont une partie est destinée à essaimer. La production chinoise, considérée avec condescendance par le Japon comme tout juste bonne pour commercer dans les pays en développement, va évoluer rapidement, grâce aux transferts de technologie et aux brevets massivement achetés dans les pays développés. Le niveau de compétence s'est élevé au point que des joint-ventures avantageuses pour les chinois sont désormais conclues avec des sociétés japonaises qui s'inquiètent de voir l'électronique grand public de Taïwan ou de Corée s'imposer non plus seulement par son prix, mais également par sa qualité.
Mais en attendant qu'aboutissent les efforts déployés depuis plusieurs années en matière de formation, notamment avec l'aide de firmes étrangères qui ont compris l'avantage d'y participer, l'Asie va manquer des ressources humaines nécessaires au bon fonctionnement des systèmes complexes dont elle s'équipe à marche forcée (télécommunication, transports modernes, réseaux d'énergie…). Pallier la pénurie criante de cadres et de techniciens bien formés est également un des défis qu'elle doit relever sans tarder, car le risque est grand de voir s'amonceler les échecs à la mesure de la rapidité des progrès matériels enregistrés. En Malaisie, 6.000 ingénieurs sortent chaque année des universités alors que les besoins sont estimés à 10.000. En Corée, ils sont 60.000 par an à obtenir leur diplôme, ce qui est loin de satisfaire la demande. Education ou infrastructures? L'Asie n'a pas le choix : les deux. C'est une opportunité pour les compétences de l'Ouest, car certaines de celles qui sont nécessaires ici manquent encore : spécialistes de la gestion (le management), ingénieurs en systèmes et process, architectes et designers, analystes financiers, spécialistes en télécommunication, en environnement et en gestion financière internationale. Le nombre d'américains, d'australiens et de canadiens en Asie a sensiblement augmenté au cours des dix années écoulées, notamment pour gérer les process les plus délicats ou accompagner l'effort de formation scientifique et technique. Enseigner en Asie est un plaisir tant l'ardeur au travail et l'intérêt des jeunes pour les nouvelles technologies y sont forts. Sans préjugés, ils apprennent d'emblée les dernières techniques et les concepts les plus récents.
La situation des femmes dans les différents pays d'Asie est très contrastée, et encore bien davantage entre celle qui prévaut, dans chaque pays, entre les femmes de la campagne et celles de la ville. La nécessité de pourvoir à une quantité phénoménale de nouveaux emplois, notamment dans les usines d'assemblage électronique ou les ateliers de textile qui ont surgi comme des champignons, a rapidement aspiré une masse de jeunes femmes des campagnes où elles accomplissaient des tâches exténuantes pratiquement sans rémunération. Le taux d'emploi féminin se rapproche aujourd'hui de celui de l'Europe (Vietnam : 47%, Chine : 44%, Corée : 40%, Malaisie : 35%, Inde : 24%). Une ouverture sur le monde offerte par les médias, un niveau d'éducation supérieur à celui de leurs mères, la possibilité de retarder la première naissance, voire même, en ville, de ne pas avoir d'enfant sans subir de réprobation, la montée d'une économie de services (entre 60 et 70% du PIB chez les Dragons, employant 60% de femmes en Corée par exemple) sont autant de facteurs qui, dans le même sens, vont donner à la population féminine une place à laquelle la tradition ne lui avait généralement jamais permis d'accéder. Au total, comme dans tous les pays du monde, le passage d'une civilisation paysanne à un monde urbanisé, s'il provoque un relâchement des liens sociaux que l'on peut regretter, permet en contrepartie aux femmes de conquérir une part significative de liberté, moyennant une nuance : si beaucoup de femmes travaillent, c'est qu'elles sont plus ou moins contraintes d'ajouter un second salaire pour faire face aux dépenses qu'occasionne la vie en ville.
Les femmes sont traditionnellement chargées de "tenir les cordons de la bourse" dans le ménage et de subvenir aux besoins quotidiens de la famille. A la campagne, ce sera grâce au produit du jardin ou de la basse-cour. En ville, elles ont pris une place grandissante dans le commerce, lequel constitue en Asie, surtout dans l'Asie chinoise, un secteur économique exceptionnellement dynamique. Cet avantage leur a facilité, lorsqu'elles en avaient l'ambition et les compétences, la possibilité d'accéder à des positions hiérarchiques dans le monde des affaires, où elles ont prouvé leur capacité à tenir brillamment leur place et à progresser. Le monde de la finance est devenu leur terrain de prédilection. Puis, de proche en proche, grâce à la diversité des qualifications acquises dans les universités américaines, australiennes ou néo-zélandaises, mais aussi dans les établissements nationaux, plus proches et dont la qualité n'a cessé d'augmenter, elles ont fait leur place dans les médias et les relations publiques, mais aussi dans les institutions universitaires et les laboratoires de recherche scientifique, la médecine, puis par diffusion, dans la plupart des secteurs d'activité et, depuis peu, dans les administrations publiques, des ministères (jusqu'au rang de ministre) aux collectivités locales, ainsi que dans les instances politiques. Là où le pouvoir de le faire leur est donné, elles font avancer à leur tour la cause des femmes, amplifiant le mouvement, en procédant à des nominations ou en faisant assouplir des règlements par trop discriminatoires.
D'une manière plus diffuse, l'activité professionnelle grandissante des femmes secrète de nouvelles exigences en matière sociale et constitue un ferment d'évolution politique pour demain. Parallèlement, des substitutions se sont produites : pour prendre soin du ménage, des enfants ou des parents âgés, les femmes d'affaires de Taïwan ou de Hong Kong ont fait venir de jeunes philippines par milliers, réputées pour leur bonne éducation.
Ce n'est pas pour autant que dans l'entreprise les difficultés se soient aplanies comme par miracle devant les femmes. Elles doivent affronter les discriminations salariales comme les préjugés habituels et n'en sont pas moins subordonnées aux hommes. Le poids du confucianisme (parmi les préceptes du Maître : "une femme sans talent est une femme vertueuse") ainsi que celui du Yin consubstantiel à la femme (rôle nourricier, attitude passive) ont constitué un obstacle considérable à l'émancipation, ce qui rend son succès tout à fait remarquable.
Partout, elles prennent une part active dans la création de petites entreprises, ce qui leur permet notamment d'échapper à l'emprise masculine. Un certain nombre d'entre elles se sont lancées avec succès dans la mode ou les produits de beauté, de la création à l'organisation de réseaux de boutiques, avec de multiples implantations dans les différents pays d'Asie du sud est, voire en Amérique ou en Europe.
Une ombre énorme subsiste au tableau : l'infanticide des filles ou l'avortement grâce au scanner, notamment en Chine mais aussi en Inde ou en Corée. Traditionnelle, cette pratique y est aggravée par la politique de l'enfant unique, avec ses lourdes séquelles sociales. Le gouvernement indien tente de réagir en valorisant le statut de la femme, car l'infanticide est une manière d'éviter à la fille à venir une vie somme toute peu enviable. Un autre danger guette celles qui auront été épargnées : la prostitution.
Il y a donc deux mondes pour les femmes en Asie et c'est sur l'éducation que repose leur chance de passer de l'un à l'autre. À une condition : parvenir à convaincre les familles les plus pauvres qu'il existe pour leurs filles d'autres solutions si elles acquièrent une qualification professionnelle, ce qu'on n'imagine pas aisément quand on vit dans des campagnes reculées. L'éducation contribue pour sa part aux changements sociaux : mariage tardif laissant moins de place au mariage arrangé, activité professionnelle qui entraîne la réduction du nombre d'enfants mis au monde, responsabilité envers ceux-ci partagée entre les parents et non plus abandonnée à la mère, recours à l'aide extérieure, à la fois pour les enfants en bas âge et pour les parents âgés, apparition du divorce et de mères célibataires. Ces conséquences ne sont pas toutes souhaitées par les sociétés qu'elles risquent de bouleverser. Mais l'émancipation des femmes devient un fait qui, amorcé, va probablement prendre de l'ampleur malgré les soubresauts prévisibles, notamment en Asie musulmane (Malaisie et Indonésie).
"Prendre de l'ampleur", en Asie, où vit plus de la moitié de la population mondiale, c'est à dire théoriquement le quart des femmes de l'humanité, correspond réellement à une tendance lourde de conséquences : plus de consommation et moins d'épargne. Des centaines de millions de femmes vont devenir des consommatrices, des entrepreneurs, des dirigeantes de mouvements et des électrices. Parallèlement, en effet, le bulletin de vote est en train de devenir entre leurs mains un moyen d'émancipation autant qu'une arme politique : éduquées, elles ne voteront plus automatiquement comme leurs maris. Dans le monde des affaires, une complicité va probablement jouer entre femmes de l'Ouest et d'Asie : encore un ferment de changement aux conséquences difficiles à prévoir dans l'ordre économique et social.
Un nouvel équilibre s'établit entre l'Asie et l'Ouest. L'Amérique et l'Europe devront désormais partager la prééminence dans la dynamique de la mondialisation. Et il faut bien constater que le dynamisme est surtout le fait des économies émergentes d'Asie. Il y a 35 ans, l'Asie orientale, Japon compris, comptait pour 4% dans l'économie mondiale, aujourd'hui, le chiffre est passé à 24%, soit autant que les Etats-Unis, le Canada et le Mexique réunis (l'ALENA). Il pourrait bien s'élever à 33% à la fin du siècle. L'essor est de nature économique. Le poids politique et l'influence culturelle s'ensuivront. Mouvement inévitable si l'on considère que la montée de l'Asie coïncide avec le passage d'une économie manufacturière à une économie globale de l'information. Révolution copernicienne pour l'Ouest : accepter l'idée que les pays d'Asie ne soient plus seulement des marchés mais aussi des acteurs, non seulement le Japon (124,3 Mh) et la Chine (1.185 Mh), mais aussi l'ASEAN (450 Mh) et le sous-continent indien (1.405 Mh). Non seulement accepter l'idée qu'un nouveau monde se structure à l'est de l'Europe de l'Est, mais agir en formulant et en mettant en oeuvre des stratégies d'association. Rien ne serait plus mortel que la politique de l'autruche ou le repli.
Avec le XXIe siècle s'ouvrira une Chine "superprésente" sur tous les plans, disposant d'une prépondérance politique, économique et militaire avec laquelle le monde devra compter, notamment parce qu'elle est inséparable de sa diaspora. À la différence du Japon des années 30 la Chine n'est pas portée aux conquêtes territoriales. Elle a suffisamment à faire avec ses problèmes intérieurs : la recherche de capitaux pour développer la croissance, la réduction du fossé qui se creuse entre les citadins et les paysans, le redéploiement de l'autorité étatique pour éviter l'éclatement du pays entre ses provinces…
La manière dont le monde devrait agir à l'égard de la Chine peut s'inspirer de la démarche "à l'asiatique" qui guidera probablement ses voisins : accepter que la Chine ré-établisse sa prééminence dans le cadre hiérarchisé des relations internationales. En identifiant leurs intérêts économiques et politiques à l'égard de la Chine et en reconnaissant sa suprématie, les pays d'Asie pourraient s'adapter à la montée de la Chine et à son hégémonie. Ce serait l'alternative à l'instabilité et à l'apparition de conflits dans la région. C'est l'attitude adoptée par l'Australie pour s'intégrer dans son contexte géopolitique, auquel elle est déjà économiquement liée. La recherche de main d'oeuvre bon marché avaient amené les pays de l'Ouest à s'implanter en Asie; à leur tour, les pays les plus développés de la région ont fait de même chez leurs voisins les moins avancés. L'élévation continue des salaires et l'avantage de la proximité des consommateurs entraînent maintenant les industriels asiatiques à produire à l'Ouest, tissant un véritable réseau à l'échelle du globe. La confrontation des systèmes de valeurs devient permanente.
Pour les occidentaux, la modernisation est inséparable des droits civils, de la liberté d'expression et de la démocratie, toutes valeurs sérieusement contestées en Asie, qui place en tête la famille et cherche un accomplissement collectif et harmonieux dans le développement. Lorsque l'Ouest préfère la diversité des styles de vie et le débat ouvert, l'Asie prône la discipline et le conformisme, la persuasion plus que la confrontation. Bon gré mal gré, le monde va vers un nouveau modèle vivifié par l'arrivée de l'Asie dans le débat. Plus que du nôtre, c'est de son côté que se posent des questions : "qu'est-ce qui est bon à l'Ouest que nous pourrions faire nôtre? qu'est-ce que fait ou possède l'Ouest que nous devrions éviter à tout prix? Devons-nous réinventer la ville? Avons-nous besoin de créer de grandes sociétés? (en Asie, l'activité est fondée sur des unités de petite taille, souples et unies par l'appartenance à un même système de pensée). L'ambition et le succès vont-ils nous brouiller la vue ? Dans quelle mesure l'État doit-il intervenir dans les questions relatives à la famille ou au bien-être social?" etc…
Le bien-être social est un vaste sujet de débat. En Chine comme en Inde, des plans pour l'emploi sont mis en oeuvre pour prévenir l'instabilité qui résulterait d'une masse excessive de chômeurs licenciés dans le cadre des restructurations des entreprises publiques. Dans les sociétés socialistes, veiller au bien-être social est la raison d'être de l'Etat. Des systèmes d'assistance publics se mettent en place dans certains pays d'Asie mais sans figurer au registre des priorités. La question de fond est de savoir comment ne pas émousser la responsabilité individuelle et l'autosuffisance, ressorts de la compétitivité nationale. Ce sont ces qualités en effet qui expliquent la croissance économique, notamment dans le cadre des petites entreprises familiales où le travail est érigé en vertu fondamentale.
Les américains d'origine asiatique, minorité qui grossit rapidement (1,5% de la population américaine en 1980, 3% en 1990, 8% en 2020…), à l'aise dans les deux cultures et au moins bilingues, sont aujourd'hui les acteurs-clés capables de forger des liens efficaces entre l'Ouest et l'Asie. La barrière de la langue, que l'on a longtemps opposée aux immigrants s'est transformée en avantage et la double culture est en passe de devenir une condition de recrutement pour un nombre croissant de cadres. Les asiatiques nés aux Etats-Unis sont pratiquement les seuls à pouvoir disposer de ces atouts. Ils (ou elles) sont dans le cinéma, l'informatique, la finance, en position d'investir dans leurs pays d'origine comme d'y obtenir un support financier pour créer une entreprise aux Etats-Unis. Différemment des premiers immigrants, ils se sont très vite assimilés aux classes moyennes, tout en maintenant leur culture vivante. Ils sont devenus des "américains à la façon asiatique". En retour, les centres commerciaux spécialisés dans les produits asiatiques se sont multipliés, notamment en Californie. Ils diffusent en même temps alentour une part de culture : nourriture, journaux, cadeaux, spectacles, occasions de rencontres… Dans la haute couture, les créateurs asiatiques, à commencer par les japonais comme Issey Miyake ou d'autres sont venus enrichir l'inspiration internationale en la matière.
La communauté des américains d'origine asiatique permet d'imaginer le futur d'une société des rives du Pacifique, différente des sociétés dont elles auront tiré leurs origines, en empruntant à chacune d'elles les valeurs dont l'alchimie se sera révélée la plus appropriée aux temps qui viennent, dans un contexte étonnant de créativité et d'enthousiasme. Depuis l'ère Meiji, l'ouverture du Japon au XIXe siècle, l'Asie a pris des leçons en Europe, puis aux Etats-Unis. Les chefs de gouvernement asiatiques et leurs proches collaborateurs sont pratiquement tous issus d'Universités américaines. Loin des stéréotypes forgés à partir du fondamentalisme et du terrorisme, l'Asie musulmane donne une image moderne de l'Islam. Les jeunes hommes d'affaires pakistanais, indonésiens ou malais, anglophones, éduqués à l'Ouest et ambitieux, intègrent désormais la classe active de leurs pays dans le commerce mondial et les réseaux auxquels leur appartenance religieuse leur donne accès, notamment au Moyen-Orient.
Le développement constitue pour les responsables d'Asie à la fois un enjeu en terme de stabilité intérieure et régionale ainsi qu'un puissant ressort pour l'action. Les progrès spectaculaires obtenus leur donnent une confiance inégalable en eux-mêmes et dans l'avenir, difficile à imaginer dans une Europe en proie à une crise qui paralyse l'esprit autant que l'initiative. Au cours de ses voyages en Asie, John Naisbitt avoue avoir été impressionné par la connaissance que ses interlocuteurs avaient de l'Occident, bien supérieure à celle dont nous disposons sur l'Asie et qui les place dans une relative position de supériorité. A nous de faire qu'elle ne devienne pas absolue. Il est temps que les occidentaux sachent comprendre l'Asie et fassent l'effort d'apprendre d'elle. Non seulement pour le plaisir raffiné d'accéder à des cultures étrangères, mais pour être capables de participer à cette nouvelle culture qui se forge, d'y contribuer et de savoir tirer parti des opportunités qu'offre ce nouveau continent. A cet égard, les européens devront y mettre plus de volonté que les américains, plus proches et moins pourvus de préjugés. Un effort particulier sera requis de ceux d'entre eux qui ne sont pas anglophones. L'apprentissage du mandarin deviendra un atout considérable dans les relations avec l'Asie, du fait de la quasi-présence de la diaspora chinoise dans la région. Son usage s'étend comme langue de communication, notamment grâce aux médias, supplantant le cantonais des chinois de la diaspora d'Asie du sud est. Il est probable que, comme langue véhiculaire, il aura davantage de succès que le japonais, confiné dans son île.
Il faudra, par la compréhension réciproque, combler un autre fossé que celui des langues. L'Asie et l'Occident font reposer leurs relations sociales, et notamment les très débattus droits de l'homme, sur des fondements différents. Pour l'Occident, un cadre légal précis en matière de droits civiques conditionne la régularité et la sécurité des affaires. En Asie, la négociation entre personnes est préférée à la résolution formelle des conflits. Dans les relations interpersonnelles, les chinois accordent en effet la première place aux émotions (qing), puis à la logique (li), et enfin, à la loi (fa). L'harmonie fondée sur des relations confiantes et continues (guanxi) est préférable au recours au règlement qui tranche, car celui-ci fait immanquablement perdre la face à l'un des deux protagonistes : en Chine, tout est négociable aussi longtemps que ceux-ci la gardent. Il est probable qu'avec le temps, l'Asie acceptera progressivement une dose de légalisme, introduite grâce à l'entremise d'asiatiques formés aux deux mondes culturels. En retour, une meilleure compréhension de l'éthique asiatique chez les occidentaux devrait rendre les relations plus fécondes et conduire, sans inféodation, à l'invention d'un nouveau modèle de modernité.
Créer les conditions de la confiance interpersonnelle vaut ici plus que de s'abriter derrière des procédures juridiques. Ce qui ne signifie évidemment qu'il faille abandonner toute prudence !
Bonne chance !